Légiférer au nom des abus : l’impasse d’une logique défensive (Benoît Serre)

News Tank RH - Paris - Analyse n°414097 - Publié le
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Les débats qui agitent le pays pour trouver les solutions temporaires ou durables pour remédier à notre situation économique, sociale, budgétaire, fiscale et, par certains côtés, sociétale ont le mérite d’engager une confrontation avec une réalité que nous avons peut-être essayé de nous cacher depuis trop longtemps. Bien évidemment, le travail et tout ce qui l’entoure sont au cœur de ces débats puisqu’il joue un triple rôle : il structure la société, il crée de la richesse et il est la source de notre prospérité future, donc de notre avenir. Pour reprendre le très beau titre de l’ouvrage de Bertrand Martinot et de Franck Morel : « Le travail est la solution ».

Une analyse pour News Tank de Benoît Serre Co-président @ Cercle Humania • Partner & director HR - People strategy @ Boston Consulting Group (BCG)
, co-président du Cercle Humania • Think tank qui réunit 600 DRH (dont 80 % issus des entreprises du CAC40) autour des enjeux stratégiques du travail et des compétences• Création : 2010• Missions : - Créer une collaboration forte… .


Pourtant, il est aisé d’observer une tendance préoccupante dans les différents projets de réforme le concernant qui se font jour : on justifie telles ou telles propositions comme le refus de certaines autres par le risque ou l’existence d’abus. Il est étonnant de légitimer des changements par le seul fait qu’ils généreraient des abus. On trouve cet argument notamment dans le projet de réforme de la rupture conventionnelle individuelle. De même, l’arrêt de la Cour de cassation visant à mettre en conformité notre législation avec une directive européenne relative aux congés payés est critiquée parce qu’elles provoqueraient des abus. C’est aussi le cas des projets relatifs à l’assurance maladie qui sont réfléchis au nom des abus et non des causes.

Légiférer au nom des abus conduit à éviter des débats de fond »

Légiférer au nom des abus conduit à éviter des débats de fond sur la pertinence de certaines règles ou initiatives qui ont pourtant fait la preuve de leur efficacité. Finalement, à raisonner ainsi nous prenons collectivement le risque de nous priver d’outils pertinents au nom de quelques-uns et au détriment du plus grand nombre. L’exemple de la RCI Retraite complémentaire indépendants est révélateur tout comme celui des réformes successives de l’assurance chômage si imparfaites qu’on les modifie au nom des abus avant même d’en avoir évalué la réussite ou l’échec. Par l’exigence budgétaire incontestable à laquelle nous sommes confrontés, nous sommes entrés dans une logique de propositions défensives alors même que ce sont des réformes offensives, déterminées et courageuses dont nous avons besoin. Il n’existe pas d’innovation sans risque et dans le cas du travail, donc de la société, l’abus est en effet un risque mais qui ne doit pas pour autant obérer les vertus d’un dispositif ou d’une législation.

Au-delà du constat qui enferme dans une logique court-termiste dont chacun comprend qu’il faut nous protéger, légiférer au nom de l’abus conduit à des décisions dont l’impact moyen et long terme se révélera probablement très négatif. À titre d’exemple, on peut citer la refonte des politiques favorisant l’apprentissage et l’alternance dont le succès n’est contesté par personne puisque nous avons triplé le nombre de jeunes accédant à l’emploi par ce biais. Cette dynamique avait aussi permis à des TPE Très petite entreprise et des PME petites et moyennes entreprises d’y recourir et à des jeunes d’accéder à des niveaux d’études inatteignables auparavant en raison de leurs coûts. Et malgré ces constats positifs largement documentés et partagés, il a été un temps envisagé de supprimer purement et simplement le dispositif au nom des abus - réels autant que minoritaires - et de l’exigence budgétaire.

Cette logique de lutte contre les abus peut conduire à des décisions qui nuisent finalement à celles et ceux qui n’abusent pas »

Fort heureusement nous ne sommes pas encore allés jusque-là même si le risque demeure. Ce serait une erreur et si nous appliquons la balance « bénéfices/risques » célèbre depuis le Covid, il semble évident qu’il faut maintenir et même développer nos politiques de soutien à l’alternance et à l’apprentissage tant ses avantages économiques, sociaux et fiscaux sont évidents. L’accès facilité à l’emploi des jeunes génère des recettes de cotisations, une productivité et une adaptation des compétences aux besoins largement supérieurs aux abus qu’il pourrait provoquer. Il en est de même pour la RCI qui a réduit les conflits au travail.

Cette logique de lutte contre les abus peut conduire à des décisions qui nuisent finalement à celles et ceux qui n’abusent pas. Certes, il y a des dispositifs de contrôle notamment par l’Administration qui doivent permettre d’éviter ces dérives et c’est sans doute sur cette dimension qu’il faudrait agir plutôt que faire de la Loi ou du règlement un objet de gestion des abus et non une ambition d’encadrement de démarches innovantes ou nécessaires d’adaptation de notre droit aux nouvelles réalités du monde du travail.

Notre environnement politique n’est évidemment pas le meilleur pour enfin s’attaquer à des réformes structurelles et de fond que nous ne pourrons pas éternellement éviter. Ce n’est pas encore le moment malgré l’urgence. Pour autant, devons-nous prendre le risque de corriger ce qui existe au seul nom des abus que l’on constate et sans considération pour les bienfaits tout autant constatés ? À raisonner ainsi, on justifie de manière simpliste des réformes qui visent à défendre et non à bâtir.

Benoît Serre


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Cercle Humania
Co-président
Boston Consulting Group (BCG)
Partner & director HR - People strategy
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Président du Comité Stratégique
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Vice-président puis vice-président national délégué
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Macif
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Macif
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Leroy Merlin
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CEO
Maison des Collectivités locales (Ernst&Young Group)
Director

Fiche n° 25040, créée le 29/08/2017 à 12:43 - MàJ le 06/10/2025 à 10:14