« Ces mesures d’urgence ne doivent pas nous dispenser d’un débat de fond sur le travail » (Benoît Serre)
« Le gouvernement agit face à une situation d’urgence, et sa première vertu est de confronter enfin le pays à une réalité que beaucoup de débats ont occultée. On ne peut plus faire semblant : le modèle social français, financé à près de 70 % par le travail, est à bout de souffle, et l’ajustement budgétaire est devenu inévitable », constate Benoît Serre
Partner & director HR - People strategy @ Boston Consulting Group (BCG)
, interrogé par News Tank le 23/07/2025. Il s’exprime après la multiplication des annonces impactant les salariés, les entreprises et leurs DRH, depuis la présentation du projet de budget par François Bayrou, Premier ministre, le 15/07/2025.
« Ce que je regrette, c’est qu’on avait engagé, via le conclave, des discussions sur la capitalisation, l’élargissement des sources de financement du modèle social, ou encore l’écart brut/net sur les fiches de paie. Tout cela a disparu. » Suppression de deux jours féries, lancement d’une nouvelle concertation sur l’assurance chômage, ajustement des ruptures conventionnelles ou allongement du nombre de jours de carences en cas d’arrêt maladie… « Ces annonces rapporteront sans doute 4, 5 ou 6 milliards d’euros, ce qui est important pour boucler le budget. Mais elles ne répondent pas aux questions fondamentales. Nous devons, dans les deux ans qui viennent, ouvrir un vrai débat de fond sur la place et la valeur du travail, sur la liberté d’organisation, le dialogue social de proximité, la pénibilité, l’adaptabilité et le financement du modèle social. »
« Ces mesures d’urgence sont compréhensibles. Mais si elles ne s’accompagnent pas d’une réflexion de fond, on continuera à corriger le système à coups de rustines, sans jamais traiter la cause. »
Que vous inspirent les nombreuses annonces du gouvernement, qui impactent directement les entreprises, la fonction RH et le quotidien des salariés ?
On ne peut plus faire semblant : le modèle social français, financé à près de 70 % par le travail, est à bout de souffle »Le gouvernement agit face à une situation d’urgence, et sa première vertu est de confronter enfin le pays à une réalité que beaucoup de débats ont occultée, y compris lors de la réforme des retraites. On ne peut plus faire semblant : le modèle social français, financé à près de 70 % par le travail, est à bout de souffle, et l’ajustement budgétaire est devenu inévitable.
Je comprends les critiques disant que ces mesures ne règlent pas le problème structurel. C’est vrai : on répond au court terme et on gagne quelques milliards, mais sans réforme de fond, le déséquilibre reviendra. Ce que je regrette, c’est qu’on avait engagé, via le conclave, des discussions sur la capitalisation, l’élargissement des sources de financement du modèle social, ou encore l’écart brut/net sur les fiches de paie. Tout cela a disparu. Comme le disait Pierre Gattaz, l’ancien président du Medef Mouvement des entreprises de France : “Pour demander un effort, il faut gravir la montagne et non pas sauter dans le précipice.” En clair, on ne peut pas se contenter de mesures ponctuelles si l’on veut préserver notre modèle à long terme.
La suppression de deux jours fériés, qui devront être travaillés, a fait beaucoup parler et concentre les critiques. Que pensez-vous de cette mesure ?
Plutôt que d’imposer deux dates précises, on aurait pu fixer un objectif annuel, en nombre d’heures travaillées »Plutôt que d’imposer deux dates précises, dont le 8 mai, très symbolique, on aurait pu fixer un objectif annuel, en nombre d’heures travaillées, à partir des conditions actuelles qui varient selon les statuts ou les accords d’entreprise et laisser les entreprises organiser ces jours en fonction de leurs réalités. La journée de solidarité actuelle a montré les dérives possibles quand la règle est floue ou trop rigide : on a fini avec un système disparate, où certains salariés travaillent gratuitement, d’autres pas, et où l’effet sur la production est dilué. Certains secteurs sont allés jusqu’à répartir cette journée en minutes de travail sur l’année. Pour éviter cela, mieux vaut que les entreprises trouvent, via des accords, des solutions adaptées à leur activité, leur saisonnalité et leurs métiers qui garantissent néanmoins deux jours de production réelle.
Paradoxalement, cette mesure est sans doute la moins impactante économiquement, mais c’est celle qui fait le plus de bruit. Elle pourrait toutefois être utile si elle relance la négociation sociale en entreprise et revalorise le rôle des accords majoritaires, qui avaient montré leur efficacité pendant la crise sanitaire. L’émotion qu’elle suscite est assez cohérente avec les questionnements sur le travail qui traversent notre société.
La monétisation de la cinquième semaine de congés payés fait aussi débat. Faut-il y voir une suite du détricotage des 35 heures ?
Pas vraiment. La possibilité de monétiser des jours de congés existe depuis longtemps, que ce soit via les CET Compte épargne temps ou des dispositifs similaires. Ce qui importe, c’est que la décision soit laissée au salarié, et qu’elle ne devienne pas une pression implicite de l’employeur.
Je comprends ceux qui critiquent le fait de pousser les salariés à vendre des jours pour maintenir leur pouvoir d’achat. Mais cette mesure ponctuelle ne peut pas être le cœur de la politique sociale. Elle doit s’accompagner, d’ici 2027, d’un vrai débat sur la fiscalité du travail, l’écart brut/net et le financement du modèle social. Sinon, on se contentera d’empiler des rustines budgétaires qui seront insatisfaisantes.
Dans le contexte budgétaire difficile, un autre dossier sensible concerne l’apprentissage et l’alternance, avec le coup de rabot sur les aides, les régulations à la baisse des NPEC Niveaux de prise en charge . Faut-il s’en inquiéter selon vous ?
Oui, car l’apprentissage est l’un des rares dispositifs qui fonctionnent vraiment pour l’emploi des jeunes. Il permet non seulement de former, mais aussi de faciliter une entrée structurée sur le marché du travail, souvent avec un emploi à la clé, dans l’entreprise formatrice ou dans son secteur d’activité. Je comprends les contraintes budgétaires, mais casser cette dynamique qui est une véritable réussite dans le champ du travail depuis des années, serait une erreur stratégique. N’oublions pas aussi qu’au moment de la crise sanitaire, les entreprises ont su répondre présentes pour maintenir à un haut niveau alternance et apprentissage. Il vaut mieux cibler les aides sur les filières d’avenir, renforcer les contrôles de qualité, limiter les effets d’aubaine et durcir, s’il le faut, les conditions d’accès aux financements, plutôt que les réduire uniformément.
Rappelons que la première baisse des aides avait déjà freiné la dynamique. Or, avec la transformation des métiers et les incertitudes économiques actuelles, nous ne pouvons pas nous permettre de décourager les entreprises et les jeunes. Les PME, en particulier, risqueraient de se détourner de l’apprentissage, ce qui amplifierait le problème notamment dans les territoires.
Les réformes annoncées touchent aussi les seniors, l’assurance-chômage et les ruptures conventionnelles. Qu’en pensez-vous ?
Assurance chômage : toucher aux deux extrêmes du marché - les jeunes et les seniors - serait une faute »Concernant l’assurance-chômage, je peux comprendre qu’on ajuste les règles pour les publics qui ont potentiellement le moins de difficultés à retrouver un emploi mais encore faut-il s’en assurer et ne pas caricaturer les choses. Mais toucher aux deux extrêmes du marché - les jeunes et les seniors - serait une faute. Ce sont les publics les plus fragiles, qui pâtissent déjà du ralentissement économique comme les chiffres le démontrent. La dynamique lancée par la Ministre du Travail sur les salariés expérimentés et les jeunes, soutenus par un accord interprofessionnel transposé doit être préservée.
RC : il serait dangereux de fragiliser cet outil, qui compense partiellement le manque de flexibilité de notre droit du travail. »S’agissant des ruptures conventionnelles, individuelles ou collectives, il faut être très prudent. Oui, elles coûtent cher, mais elles offrent une soupape essentielle pour que les entreprises puissent se réorganiser sans tensions sociales majeures. Si on les encadre trop strictement ou si on réduit brutalement leur attractivité, les litiges se reporteront vers les prud’hommes, où les délais sont longs, et les salariés chercheront à contourner le barème Macron via des contentieux pour harcèlement ou discrimination. On peut envisager d’ajuster l’ouverture ou le calcul des droits chômage après une rupture, pour en limiter le coût. Mais il serait dangereux de fragiliser cet outil, qui compense partiellement le manque de flexibilité de notre droit du travail.
Les arrêts maladie, et le transfert d’une partie du coût vers les entreprises, suscitent de fortes réactions.
Je comprends la logique budgétaire, car les arrêts coûtent de plus en plus cher, notamment à cause de l’explosion des arrêts courts. Mais il y a deux problèmes.
D’abord, les entreprises paient déjà des cotisations pour la solidarité nationale. Leur transférer davantage de charges revient à les faire payer deux fois, ce qui renchérit le coût du travail et fragilise notre compétitivité dans une économie ouverte.
Ensuite, cela creuse l’écart entre grandes et petites entreprises : les premières peuvent absorber ces coûts, pas les secondes. Oui, il existe des fraudes, notamment autour des téléconsultations, mais ce n’est pas l’unique explication. La santé mentale, le désengagement et le rapport distancié au travail jouent aussi un rôle. Ces arrêts courts sont souvent le symptôme d’un malaise plus large. Les entreprises en sont pour la plupart conscientes.
Au-delà de ces mesures, quel est, selon vous, le véritable enjeu ?
Les mesures d’urgence sont compréhensibles. Mais sans réflexion de fond, on continuera à corriger le système à coups de rustines »Ces annonces rapporteront sans doute 4, 5 ou 6 milliards d’euros, ce qui est important pour boucler le budget. Mais elles ne répondent pas aux questions fondamentales. Nous devons, dans les deux ans qui viennent, ouvrir un vrai débat de fond sur la place et la valeur du travail, sur la liberté d’organisation, le dialogue social de proximité, la pénibilité, l’adaptabilité et le financement du modèle social.
Des ouvrages comme 'Le travail est la solution' de Bertrand Martinot
Économiste - Senior Fellow @ Institut Montaigne
Ouvrages parus :
• Un autre droit du travail est possible (en collaboration avec Franck Morel, Fayard, 2016)
• Pour en finir avec le chômage…
et Franck Morel
Partner @ Flichy Grangé Avocat
(ed. Hermann, 2025) ou le livre d’Emmanuelle Duez « Où sont passés nos rêves d’émancipation par le travail ? » (ed. l’Aube, 2025) montrent que la société est prête à aborder ces sujets. Les mesures d’urgence sont compréhensibles. Mais si elles ne s’accompagnent pas d’une réflexion de fond, on continuera à corriger le système à coups de rustines, sans jamais traiter la cause.
Benoît Serre
Partner & director HR - People strategy @ Boston Consulting Group (BCG)
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Directeur général adjoint - Directeur des Ressources Humaines et de la Communication
Directeur des Ressources Humaines Groupe
DRH en Russie
Directeur Université d’entreprise
CEO
Director
Fiche n° 25040, créée le 29/08/2017 à 12:43 - MàJ le 23/07/2025 à 15:37