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Les DRH face à la bureaucratie digitale… (Hubert Landier)

News Tank RH - Paris - Analyse n°216514 - Publié le 03/05/2021 à 18:31
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© News Tank.
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La mise en place d’outils informatiques dans les organisations présente un caractère structurant. Elle nécessite en effet la définition de procédures à la fois normées et uniformes. Celles-ci conduisent donc à une nécessaire centralisation. Il en résulte que les instances locales se trouvent souvent privées de tout ou partie de leur autonomie. Quant aux structures intermédiaires, elles voient leur rôle se réduire plus ou moins à celui d’une courroie de transmission. Et il en résulte alors un mouvement de déresponsabilisation qui conduit à une perte d’efficience alors même que l’outil informatique, en voulant apporter une rationalisation dans les pratiques, visait à améliorer la productivité.

Les datas demandent par ailleurs à être produites et interprétées. Il en résulte au total la constitution de ce que l’on pourrait appeler une “bureaucratie digitale” . Celle-ci se fait plus ou moins lourdement sentir, sa maîtrise se transforme en un nouveau lieu de pouvoir et il arrive que les DRH s’y trouvent malgré eux confrontés.

Il n’est pas facile de s’opposer à une telle tendance. Celle-ci passe par la nécessité de prendre impérativement en compte les besoins des utilisateurs à différents niveaux de la structure lors de la mise en place du projet SIRH.

Une analyse de Hubert Landier Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social) • Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale • Membre du bureau @ Institut Erasme
pour News Tank.


Digitalisation et centralisation

Les audits sociaux laissent apparaître (c’est leur rôle) des pratiques que la Direction générale n’imaginait pas au moment de la mise en place de process supposés améliorer la performance de l’organisation avec l’aide des outils digitaux aujourd’hui disponibles.

  • Telle cette entreprise répartie en agences qui doivent chacune entretenir une flotte de véhicules d’intervention. Ces interventions étaient jusqu’à présent assurées à un mécanicien attaché à l’agence. Il a été décidé, au siège, de les « externaliser ».
    • Désormais, le technicien qui constate une petite défaillance mécanique sur son véhicule et dont la réparation n’aurait pris que quelques minutes, doit déposer une DIR (demande d’intervention rapide) à un service du siège, qui lui attribue un « ticket » celui-ci lui permettant de déposer son véhicule dans un garage agréé, mais qui se trouve à l’autre bout de la ville.
    • Là, il doit le laisser en dépôt quelques jours et reçoit dans l’immédiat un véhicule de remplacement, du reste inadapté.
    • Évidemment, cela ne marche pas et les techniciens s’abstiennent désormais de faire entretenir leurs véhicules, sauf quand c’est absolument indispensable, ce que le siège interprète dans ses statistiques comme une réduction de coût sans considération pour le délabrement progressif de son parc automobile.
    • Pendant ce temps, le mécanicien, dont le poste a été supprimé, est affecté à la plateforme téléphonique de l’agence. Mais finalement, le directeur de celle-ci demandera à celui-ci, sans que le siège n’en sache rien, de revenir au garage afin de s’occuper des véhicules.

Les histoires comme celles-ci pourraient être multipliées.

La numérisation des process donne le sentiment à ses concepteurs de gagner en productivité mais aboutit fréquemment à des effets pervers dont la Direction est loin d’avoir toujours connaissance :

  • Centralisation des procédures aboutissant localement à des contraintes qui ne correspondent pas à la diversité des conditions de mise en œuvre pratique ;
  • Dépossession, au détriment des acteurs locaux, de l’autonomie qui leur permettait de s’adapter aux conditions de leur activité tout en respectant les prescriptions générales de l’organisation ;
  • Multiplication, génératrice de stress voire de burn-out, des situations de double contrainte résultant de la nécessité d’appliquer des procédures inapplicables tout en faisant face aux réalités du terrain ;
  • Pertes de temps résultant de la difficulté d’appliquer ces procédures, parfois en contradiction les unes avec les autres, et d’avoir à refaire plusieurs fois la même chose (sur un logiciel d’une part, sur un support Excel d’autre part).

Ce qui frappe, c’est que les dirigeants de grandes organisations sont souvent loin de se douter de l’existence de tels dysfonctionnements. D’une part, les éditeurs de « solutions digitales » se contentent d’évoquer de simples bugs, qui seraient faciles à corriger et dont ils minimisent la portée ; d’autre part, les services informatiques de l’organisation, s’ils en ont connaissance, n’en font guère de publicité. Au total, celle-ci, en voulant gagner en efficacité, aura perdu en souplesse.

Mais ce n’est pas tout, la digitalisation est souvent le vecteur d’une centralisation au détriment des instances locales, dont le rôle consiste désormais non plus à se débrouiller face aux problèmes à résoudre sur place, mais à mettre en œuvre les procédures imposées par le siège et à rendre compte au fur et à mesure (le fameux “reporting” ).

Il en résulte alors :

  • Un sentiment de perte de la maîtrise des situations auxquelles les acteurs locaux sont confrontés et de mise hors circuit de leurs compétences professionnelles ;
  • La conviction de ne pas être entendu des instances centrales, compte tenu de l’élargissement de la distance entre le « haut » et le « bas » de l’organisation ;
  • L’installation d’un sentiment d’impuissance face à des tâches qui peuvent sembler absurdes, inutiles ou dépourvues de sens.

Face à ces tendances, qui pèsent fortement sur les résultats de l’organisation, il peut être tentant de répondre par de simples formules, de celles qui traitent de « l’engagement » (toujours en hausse d’après les enquêtes maison) ou des « valeurs » supposées animer l’organisation (par exemple, « la passion de l’excellence »).

Il est moins simple de les prévenir, ce qui, venant des dirigeants, suppose d’abord d’en avoir connaissance et de ne pas se voiler la face (le « wishfull thinking » servant alors de politique d’action).

Comment éviter les effets pervers de la digitalisation ?

Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur l’intérêt des outils numériques. Les éditeurs de logiciels et les prestataires le font très bien par eux-mêmes sans qu’il soit nécessaire de les y aider. Les solutions qu’ils proposent permettent d’automatiser certaines tâches fastidieuses et de gagner en temps et en fiabilité. Ils peuvent, en revanche, donner lieu à des déconvenues, à des désagréments que ressentent moins les prescripteurs que ceux qui doivent se plier à des process nouveaux pour eux et qui sont souvent loin d’être parfaits.

L’implantation d’un nouveau logiciel et de la procédure correspondant à son utilisation se fait le plus souvent selon une démarche top-down sans que les futurs utilisateurs aient été mis dans la boucle avant son déploiement.
D’où les effets suivants :

  • Le nouvel outil, s’il répond aux souhaits de l’instance qui a décidé son implantation, ne correspond pas nécessairement aux besoins de ses utilisateurs. Les fonctionnalités peuvent en être inadaptée, son utilisation trop lourde ; le process à respecter a pour effet de remettre en cause les pratiques locales, pour le mieux parfois mais pour le pire quand elles étaient efficaces ; parfois même l’outil se révèle inapplicable ou débouche sur des résultats absurdes (mener un véhicule à l’autre bout de la ville quand l’intervention pourrait être assurée en interne en quelques minutes) ; il peut être une source de rigidité quand il suppose de suivre une procédure supposée optimale vue du siège mais qui peut priver les équipes locales de la souplesse qui faisait leur force. Autrement dit, il importe de faire participer les futurs utilisateurs au projet avant même la définition du cahier des charges qui devra être soumis aux prestataires informatiques extérieurs ;
  • L’outil lui-même doit être au service du process qui sera retenu et non l’inverse ; autrement dit, il importe de définir celui-ci avant même le choix de l’outil, faute de quoi celui-ci peut avoir pour effet d’imposer des conséquences qui se révéleront indésirables, et par exemple une centralisation excessive privant les acteur locaux de l’autonomie qui leur serait nécessaire. Un service informatique central est non seulement un lieu d’expertise, mais aussi un lieu de pouvoir ; et il peut être tenté d’imposer des solutions qui lui conviennent mais qui ne correspondent pas à ce qui serait souhaitable pour l’organisation dans son ensemble ;
  • La résistance au changement est fréquemment invoquée pour expliquer une utilisation inappropriée de l’outil digital ; encore convient-il que les utilisateurs aient bénéficié d’une formation minimale et que celle-ci corresponde bien à la version du logiciel mis en oeuvre et à ses différentes mises à jour  ; de même les services centraux et l’éditeur doivent-ils se montrer suffisamment disponibles afin d’aider les utilisateurs à faire face aux problèmes qu’il rencontrent et qui ne résultent pas nécessairement d’erreurs de manipulation. Le manque de formation est souvent un beau prétexte pour dissimuler sous le tapis des erreurs de conception ou de déploiement. Nombre d’employés se trouvent ainsi obligés de faire deux fois certaines opérations dont l’une manuellement, faute de pouvoir être assurés de la fiabilité de l’outil informatique.

Cela pose bien entendu le problème, non seulement du degré de centralisation ou de décentralisation de l’organisation, mais celui des rapports entre DRH et DSI.

Le risque majeur pour le DRH est de se voir imposer des solutions digitales allant à l’encontre des principes qu’il s’efforce lui-même de mettre en œuvre dans son action. L’outil digital peut conduire, encore une fois, à une centralisation et à une perte d’autonomie au niveau local alors que la politique RH vise au contraire à une responsabilisation accrue des acteurs aux différents niveaux de la structure organisationnelle. Et donc, il importe que le DRH ne se laisse pas imposer des outils aux conséquences contradictoires avec ses propres objectifs. Le gain de productivité attendu d’un outil digital peut être largement compensé par la perte d’efficacité résultant de la démotivation ou de la perte de responsabilité qui en résulte.

Autrement dit, l’outil informatique doit être placé au service d’un projet humain efficace et non l’inverse. Il est toujours navrant pour le client de se voir expliquer par son interlocuteur qu’il voudrait bien vous rendre service mais qu’il en est empêché par l’ordinateur, ceci dissimulant les exigences de ceux qui ont contribué à sa mise en place …

 

 

 

Hubert Landier


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Parcours

CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social)
Membre fondateur
Association Condorcet pour l’innovation managériale
Secrétaire général
Institut Erasme
Membre du bureau
Institut international de l’audit
Vice-président
Académie du travail et des relations sociales de la fédération de Russie
Professeur émérite
Propedia Groupe IGS
Professeur associé

Établissement & diplôme

Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne / IAE Paris
Docteur en sciences économiques

Fiche n° 31486, créée le 23/06/2018 à 15:53 - MàJ le 20/06/2024 à 10:07

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