Télétravail : le lien social est-il en cause ? (Hubert Landier)
Parmi les raisons mises en avant par nombre d’entreprises pour justifier leur prudence face à une extension des possibilités de télétravail, le risque de « perte du lien social » figure en bonne place. C’est oublier un peu vite que nombre de réorganisations décidées au cours de ces dernières années en vue d’améliorer les performances de l’entreprise se sont mises en place au détriment, justement, de la qualité du lien social. Celle-ci, peut-on observer à l’occasion d’enquêtes parmi les salariés, n’a cessé de se détériorer.
D’autres formes de lien social, en revanche, pourraient fortement se développer, à l’extérieur des entreprises, à l’occasion du télétravail.
Ce qui se joue ainsi, ce sont de nouvelles formes de sociabilité et de relations au travail et à l’entreprise. Et le fait d’ignorer cette évolution, liée à celle des modes de vie, pourrait avoir pour effet de détériorer un peu plus la cohésion des entreprises et, pour reprendre l’expression convenue, « l’engagement des salariés ».
Une analyse de Hubert Landier
Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social) • Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale • Membre du bureau @ Institut Erasme
pour News Tank.
Le « lien social » est-il un sujet de préoccupation pour les entreprises ?
Voici quelques années, la direction générale d’une très grande entreprise, se préoccupant de réduction de ses coûts salariaux, avait imaginé le dispositif suivant :
- Répartis en agences locales, ses techniciens, avant de se rendre chez les clients au volant de leur véhicule d’intervention, passaient le matin à l’agence où ils se trouvaient tous réunis pendant une demi-heure à l’occasion d’une réunion de lancement de la journée.
On y évoquait en vrac les difficultés rencontrées la veille, les résultats du match de foot et les consignes du jour. - Une demi-heure de « perdue » par agent et par jour, s’étaient dit certains membres de la direction générale, cela fait X « équivalents temps plein ». Les techniciens pourraient même se dispenser de venir à l’agence en recevant chaque jour leur « feuille de route » sur leur portable.
- Il fallut alors l’énergie conjointe de l’encadrement de proximité et des représentants du personnel pour éviter que ne soit ainsi imposée une mesure qui aurait conduit bien évidemment, au moins selon eux, à une progression en flèche des risques psychosociaux et de leurs conséquences, notamment en termes d’absentéisme et de qualité de service au client. L’unique « lien social » existant aurait été supprimé.
Les exemples de telles réorganisations - ou de tels projets de réorganisation - pourraient être multipliés. Le « just in time », la réorganisation permanente des équipes de travail, la réduction des tâches au seul respect d’un process, le remplacement des relations entre personnes par une procédure informatique anonyme, la généralisation des bureaux paysagés, même, ont pour effet, au-delà d’une progression du stress, d’un sentiment d’isolement.
L’auditeur social est effrayé ainsi par le degré de solitude et par le délabrement des liens sociaux qu’il découvre dans certaines entreprises.
L’illusion des enquêtes d’engagement
Ce délabrement est souvent masqué par les « enquêtes d’engagement » diligentées par les entreprises et dont les résultats leur paraissent toujours plus satisfaisants. C’est que leur valeur dénotative est faible. Certains salariés peuvent craindre que l’anonymat ne soit pas respecté. D’autres ne souhaitent pas créer de difficultés à leur chef direct par un jugement trop négatif. D’autres enfin peuvent penser que plus les résultats seront satisfaisants aux yeux des dirigeants de l’entreprise, plus faibles sont les chances qu’ils suppriment des emplois.
Verbatim des entretiens en vis-à-vis
Quoi qu’il en soit, les audits par entretiens en vis-à-vis font souvent apparaître les réactions suivantes (que l’auteur de ces lignes a déjà eu l’occasion d’évoquer dans l’un de ses livres, intitulé « dix-huit bonnes raisons de détester son entreprise » François Bourin Editeur, 2012) :
- « On ne sait plus à qui on peut faire confiance »,
- « Il n’y a jamais de réponse à nos questions et à nos suggestions d’amélioration, ou alors trop tard »,
- « Ils ont remplacé le RRH local par un portail RH, mais le portail, il est toujours fermé »,
- « Il faut six mois pour changer un néon qui flashe, ce qui montre bien qu’ils se moquent de nous ».
Les exemples de réponses de ce type, étayées de précisions très concrètes, pourraient être multipliés.
Leur fréquence s’explique au moins par deux raisons :
- Les difficultés ressenties au travail sont souvent peu visibles, l’intéressé s’efforçant de les dissimuler, pour ne pas s’attirer de problèmes,
- Elles ne constituent pas la préoccupation première des entreprises, ni de l’encadrement, dont les objectifs s’énoncent d’abord en termes de résultats, et ceci quelles que soient par ailleurs les louables intentions affichées.
Le télétravail est-il vraiment destructeur du lien social ?
Dans ces conditions, la méfiance à l’égard du télétravail, en tant qu’il serait « destructeur de lien social », demande à être considérée avec précaution.
Le sentiment d’isolement du télétravailleur peut être une réalité quand il l’était déjà dans les locaux de l’entreprise. En revanche, il est permis de penser qu’une équipe conviviale, fondée sur la confiance et la connaissance de ce qu’on peut attendre de chacun, le demeurera à distance. L’attention portée au lien social pourrait bien être alors le maquillage de préoccupations un peu différentes :
- Un mode de management consistant, conformément à la norme traditionnelle, à ordonner, contrôler et sanctionner,
- La crainte de ne pas avoir « tout le monde sous la main » à tout moment et de voir se perdre le lien à l’entreprise,
- La nécessité de formaliser certains modes opératoires ou d’en créer quand il n’y en a pas,
- La difficulté à accepter de faire confiance, ce qui remet en cause la pertinence du « lien de subordination ».
On observera ici que ces préventions sont identiques à celles que suscita, en son temps, la mise en place des « horaires variables ». Ce n’est pas que le risque de cette perte de lien social soit inexistant. Quiconque se sentait isolé sur les lieux de travail risque de se sentir solitaire quand il doit travailler en restant chez lui. Il importe donc que les entreprises assurent un accompagnement, quand il le faut, en termes de capacité à s’organiser et à échapper à la solitude.
Une réorganisation nécessaire des liens sociaux
Mais cette attention nécessaire ne saurait dissimuler le fait que le télétravail conduit, non à une disparition, mais à une réorganisation des liens sociaux, et ceci de deux façons différentes :
- Ceux qui existaient déjà vont se maintenir en faisant appel à des moyens différents (de même en va-t-il des liens familiaux) ; quelquefois même ils ne seront pas affectés (c’est le cas par exemple de personnes qui étaient déjà amenées à collaborer via l’Intranet ou le téléphone) ;
- D’autres vont se créer, dans, mais également à l’extérieur de l’entreprise, qui fera souvent appel à Internet (réseaux sociaux) ou aux relations de proximité (renforcement, à certaines conditions, des liens au sein de la cellule familiale).
Ce qui est ainsi en train de s’inventer, ce sont de nouvelles formes de développer des liens sociaux.
Paradoxalement, en effet, le confinement a eu pour effet d’en manifester le besoin et de manifester à quel point ils s’étaient silencieusement dégradés. Et cette redécouverte pourrait nous entraîner non pas à un retour au statu quo ante, mais à l’invention de nouvelles formes de vivre ensemble porteuses de changements lourds sur les relations de travail au sein de l’entreprise.
Vers une réinvention du travail ?
Le travail, avec la révolution industrielle, a conduit pour le plus grand nombre à un changement dans la nature du travail. La pratique du métier avait laissé place à la recherche d’un emploi dans une entreprise, en tant que salarié plus ou moins interchangeable affecté à un poste de travail. Cette unité d’action, de temps et de lieu avait déjà été bousculée par l’aménagement individuel des horaires de travail et la pratique de tâches itinérantes.
Cette fois, c’est l’existence de l’unité de lieu qui est en question. En même temps, le télétravailleur est invité à organiser sa tâche à sa guise. L’exigence en termes de moyens laisse place désormais à l’exigence en termes de résultats.
Ce qui s’efface ainsi, c’est l’emploi fondé sur le lien de subordination, et cela au profit d’une redécouverte du métier.
Les entreprises comme leurs collaborateurs eux-mêmes y sont diversement préparés. Beaucoup demeurent plus ou moins enfermés dans une logique industrielle et fordiste. D’autres au contraire y verront une ouverture, voire d’une délivrance. Cette évolution passera certainement par de multiples tâtonnements, ponctués d’échecs et de réussites.
Le télétravail pourrait ainsi accélérer une tendance à la diversification des modes de coopération :
- Maintien du lien salarial classique,
- Passage à un statut d’auto-entrepreneur lié à l’entreprise par un contrat de prestation de service,
- Développement de la multi-activité,
- Développement de l’entrepreneuriat, y compris de l’entrepreneuriat social.
Cette évolution, bien entendu, est lourde de risques d’abus de toutes sortes et nécessitera par conséquent des adaptations juridiques qui ne soient pas seulement un aménagement du droit du travail déjà existant. Ce sera peut-être aussi un pas dans le sens d’une « définanciarisation » de notre système économique et d’une plus grande attention portée à la dimension humaine et écologique des activités de production et d’échanges.
Hubert Landier
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Docteur en sciences économiques
Fiche n° 31486, créée le 23/06/2018 à 15:53 - MàJ le 20/06/2024 à 10:07