La société à mission : opportunité de progrès ou miroir aux alouettes ? (Hubert Landier)
La discussion de la Loi PACTE
Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises
a été l’occasion d’une réflexion sur la gouvernance de l’entreprise. Celle-ci est aujourd’hui dominée par la société commerciale dont l’objet est de mettre en commun des moyens en vue d’en tirer un avantage pour ceux qui en sont propriétaires. La recherche du profit est toutefois subordonnée, précise la loi, au respect des dispositions légales et notamment « en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
Depuis les années trente de l’ancien siècle, un certain nombre de voix s’est fait entendre afin de soustraire l’entreprise à cette domination de l’intérêt des actionnaires, ceci en mettant en avant la nécessité d’une « réforme de l’entreprise » visant à reconnaître les droits des travailleurs, si possible à égalité avec ceux des investisseurs. D’où un certain nombre de projets que l’on ne reprendra pas ici. Tel était le sens du rapport Notat-Sénard sur « l’entreprise, objet d’intérêt collectif ».
Celui-ci s’est trouvé confronté à une forte opposition du patronat, à l’exception du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise
• Mouvement d’entrepreneurs, association régie par la loi de 1901• Création : 1938 (sous le nom « Centre des jeunes patrons »)• Mission : accompagner les dirigeants vers un entreprenariat…
(CJD
• Mouvement d’entrepreneurs, association régie par la loi de 1901• Création : 1938 (sous le nom « Centre des jeunes patrons »)• Mission : accompagner les dirigeants vers un entreprenariat…
) et de l’Association Entreprise et Progrès
Association d’entrepreneurs et de dirigeants convaincus qu’il faut « faire de l’entreprise un bien commun »
Création : 1970
Adhérents : 100 entreprises de tous secteurs allant de la start-up aux…
, qui lui étaient favorables. Il en résulte que le projet initial a été abandonné par le législateur au profit d’aménagements de la loi beaucoup plus restreints :
- Modification de l’article 1833 du Code civil prévoyant la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux ;
- Création de « la société à mission ».
Cette faculté aura sans doute été perçue comme un moindre mal par certains milieux patronaux. En revanche, elle suscite bien entendu beaucoup d’intérêt auprès de tous ceux qui reprochent à la société traditionnelle d’agir sans considération, voire au détriment de l’intérêt social et environnemental.
Reste à savoir ce qu’il faut en attendre.
Une analyse de Hubert Landier
Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social) • Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale • Membre du bureau @ Institut Erasme
pour News Tank.
Ce que feront les entreprises (c’est-à-dire les sociétés commerciales)
Que feront les entreprises commerciales ?
En résumé, probablement pas grand-chose, venant en tout cas des grandes sociétés cotées, et rien, en tout cas, qui nous préserve du désastre planétaire annoncé tel qu’il résulte de notre économie thermo-industrielle.
Leur comportement prendra en effet en compte les éléments suivants :
- L’adoption du statut de société à mission est optionnelle et demeure subordonnée à un choix des apporteurs de capitaux ;
- Il ne comporte aucune sanction en cas de non-respect des engagements auxquels il correspond, sinon le retrait du droit d’en faire état ;
- Il ne comporte aucun avantage particulier par rapport aux autres formes de société tout en impliquant le respect d’exigences nouvelles.
Pourquoi agiraient-elles ?
À supposer qu’il suscite de l’intérêt, l’adoption du statut de société à mission ne peut ainsi résulter que de l’une ou de l’autre des deux intentions suivantes :
Première intention : Les sociétés cotées, surtout celles dont l’actionnariat est dispersé, peuvent trouver un intérêt dans la formule, soit dans le but de se donner une image valorisante à la fois auprès de leur clientèle, dans l’opinion, auprès des investisseurs éthiques, et enfin, auprès des « talents » qu’elles s’efforcent d’attirer ; il ne faut pas négliger ainsi le social washing ou le green washing qui en feront un vecteur de communication, et seulement un vecteur de communication, celui-ci demeurant subordonné à l’intention première : créer de la valeur actionnariale.
D’autres y verront un moyen de se préparer à un avenir proche qui les obligera à se montrer plus vertueux sur le plan social, et surtout sur le plan écologique ; une telle politique pourrait s’inscrire dans la perspective d’un « développement durable » ou de la « transition énergétique ». Or, celle-ci ne saurait annuler le risque de la rupture tant redoutée ; tout se passe comme s’il visait plutôt à maintenir un statu quo immédiatement avantageux par rapport aux transformations beaucoup plus profondes que nombre d’experts jugent indispensables.
Deuxième intention : D’autres encore adopteront le statut de société à mission, soit en modifiant leurs statuts, soit au moment de leur création, dans une optique militante faisant appel à des valeurs autres que la valeur actionnariale. Ceci pourrait ainsi concerner des entreprises dont la politique n’est pas subordonnée aux attentes à court terme de leurs actionnaires. Il s’agira donc de start-ups, de TPE Très petite entreprise ou d’ETI Entreprise de taille intermédiaire dirigées par un chef d’entreprise ayant un projet excédent la recherche du gain à tout prix, subordonnant celui-ci (ce qui suppose d’en avoir la possibilité) aux valeurs personnelles qui l’animent et par ailleurs soucieux de préserver, quand il ne sera plus là pour y veiller, l’esprit de ce qu’il a voulu construire, ceci en impliquant autant que possible le personnel.
Cela conduit toutefois à la question suivante : quel intérêt auraient ces entrepreneurs vertueux, dans la perspective qui les anime, à adopter le statut de société à mission plutôt que celui de coopérative, ou de mutuelle, voire de s’en tenir au statut classique de SARL ou de SA ? L’intention vertueuse doit-elle nécessairement trouver place dans un cadre juridique qui n’apporte à peu près rien à sa réalisation ?
Au total, il n’est pas certain que la formule rencontre un succès autre que marginal. Le système économique dans son ensemble n’en sera sans doute pas transformé, la société à mission risque de servir de masque à une politique inchangée, ou de véhicule à une intention qui de toute façon se serait exprimée dans le cadre d’une société classique. Il est donc permis d’y voir une occasion de justifier un statu quo plus général et une fausse route par rapport aux enjeux qui se pressent devant nous. Ni la justice sociale ni la préservation de la planète n’y gagneront probablement beaucoup.
Ce que feront - et font déjà - les entrepreneurs socialement et écologiquement responsables
Michel Crozier, sociologue, le répétait volontiers : on ne change pas la société par décret ou par l’effet d’une loi. Les grands changements résultent d’abord d’une modification des comportements au sein du corps social. En revanche, il est clair que lois et décrets peuvent avoir une influence sur les comportements, soit en les encourageant, soit en les décourageant, parfois à l’insu même du législateur ou de l’administration.
Or, les effets déjà visibles des effets de l’anthropocène Période de l’histoire de la planète au cours de laquelle les grands équilibres se seront modifiés sous l’effet de l’action de l’humanité. Le dérèglement climatique en est une manifestation. sur le réchauffement climatique et la baisse de la biodiversité ont pour effet, notamment parmi les jeunes, une modification relativement rapide des comportements, ceci de façons variées mais convergentes.
Les uns deviennent des adeptes du « bio », d’autres du « vegan ». Le naturel, la proximité, la sobriété énergétique, l’entraide, la chasse aux gaspillages, deviennent progressivement des qualités reconnues. Certains s’essayent à de nouveaux modes de vie ou délaissent certaines activités pour s’orienter vers d’autres, correspondant davantage, ou moins mal, aux valeurs qui les animent. Ainsi des 35 000 étudiants de grandes écoles d’ingénieurs et de gestion ayant signé un manifeste par lequel ils s’engagent à ne pas s’engager professionnellement dans des activités destructrices pour la planète.
Il n’est donc pas étonnant que l’action des plus convaincus de l’urgence d’un « changement de paradigme » de grande ampleur prenne la forme d’initiatives entrepreneuriales.
Ces initiatives sont de toutes sortes :
- Création d’ONG et de médias invitant à la réflexion ou visant à diffuser les comportements qu’il s’agirait de promouvoir et à dénoncer certains comportements jugés répréhensibles ;
- Promotion de réseaux d’échanges ou d’entraide, qu’il s’agisse de la mise en commun d’outillages ou de moyens de locomotion, de l’organisation de circuits courts de ravitaillement ou de réseaux visant à donner une deuxième vie à des objets usagés mais encore utilisables ;
- Développement d’activités vertueuses ou conçues d’une façon vertueuse, et notamment de coopératives.
C’est ici que ces nouveaux comportements peuvent rencontrer la société à mission. Ces nouveaux entrepreneurs, en effet, sont animés par une vision, ou un projet, correspondant à certaines valeurs qui ne sont pas celles qui se trouvent mobilisées dans ce qu’on appellera, peut-être par anticipation, « l’ancienne économie », celle sur laquelle se trouve fondée la civilisation thermo-industrielle. La mission à laquelle ils entendent se consacrer, c’est celle qui constitue l’objet de leur initiative. Il ne s’agit pas de quelque chose qui viendrait modifier un projet antérieur ou s’y ajouter comme une cerise sur un gâteau.
Cette volonté de faire viendra-t-elle se loger dans ce cadre juridique particulier que représente l’entreprise à mission ?
Encore faudrait-il pour cela qu’elle présente un avantage quelconque par rapport aux formes de société déjà existantes. Il y en a deux : « afficher la couleur » et « préserver l’avenir ».
Encore leur faudra-t-il procéder à un léger investissement : dédier une personne à l’évaluation de son action en vue de cette mission et se soumettre à un contrôle extérieur. Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Conclusion en forme d’interrogation
- La société à mission aura fait office de « plan B » face au refus du patronat de saisir les actionnaires d’une partie de leur pouvoir en suivant les propositions du rapport
PDF - 2,80 Mo Notat-Senard conformément aux règles du « capitalisme rhénan » tel qu’il fonctionne (plutôt bien) en Allemagne et dans les pays d’Europe du nord. Elle aura représenté un moindre mal du point de vue des adeptes du capitalisme anglo-saxon (où une formule comparable existe déjà sans qu’elle ait bouleversé les choses). - Elle risque d’être mise en œuvre dans la perspective d’une politique d’image sans réelle intention ni même possibilité de progresser conformément aux intentions mises en avant par les dirigeants (« social washing » ou « green washing »).
- Du point de vue environnemental, elle est rigoureusement insuffisante pour provoquer un changement de paradigme véritable au-delà du « développement durable » et de la « transition énergétique » qui sont eux-mêmes d’une portée limitée.
- Elle reste subordonnée à l’influence déterminante des actionnaires qui, dans le cas de sociétés anonymes au capital dispersé, demeure la rentabilité prévisible, à court ou à moyen terme, et ne saurait être suffisante pour provoquer une évolution déterminante dans leurs critères d’appréciation.
- Elle n’intéressera que marginalement les entrepreneurs déjà animés par le souci d’agir conformément à la mission qui les anime indépendamment de l’encadrement juridique de leur entreprise.
- Elle peut toutefois constituer une formule intéressante pour les dirigeants d’entreprises patrimoniales soucieux de préserver leur entreprise dans l’esprit de sa fondation, au même titre que la conclusion d’un pacte d’actionnaire ou la constitution d’une fondation d’entreprise.
Hubert Landier
Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social)
Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale
Membre du bureau @ Institut Erasme
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Parcours
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Secrétaire général
Membre du bureau
Vice-président
Professeur émérite
Professeur associé
Établissement & diplôme
Docteur en sciences économiques
Fiche n° 31486, créée le 23/06/2018 à 15:53 - MàJ le 20/06/2024 à 10:07