Quelles tendances de fond observez-vous sur le marché du recrutement en France ?

Nous observons des évolutions profondes dans notre métier qui changent vraiment la donne sur fond de baisse globale du volume de recrutement, de contexte économique morose avec des processus de décision plus longs et de prises de risques moindres du côté des entreprises.

Chez Aravati, nous exploitons trois pôles d’activités (recrutement & chasse, management de transition et formation).

Nous travaillons avec une centaine de clients, essentiellement des grands comptes dans divers secteurs d’activités : luxe, distribution, industrie, télécoms… Ils sont tous en mode repli avec moins de créations de postes. Ce qui gèle la mobilité du travail. Lorsque la conjoncture économique se tend comme c’est le cas actuellement, les candidats se montrent encore plus réticents à changer de poste.

Dans un contexte de transformation importante, nos clients se posent des questions sur la manière de réorienter leur main-d’œuvre. Les cartes sont à redistribuer dans la gestion RH en fonction des leviers d’automatisation et des sources de gain de productivité.

Nous avons beaucoup travaillé sur les perspectives de transformation des activités de nos clients pour savoir comment mieux les accompagner.

Il faut également considérer le rôle joué par les outils IA et le potentiel d’automatisation pour le sourcing Identification de candidats correspondant aux profils recherchés , la gestion des bases de données candidats, la création de scorecard ou la production de contenus (fiches de poste, contributions sur LinkedIn…).

Entre la conjoncture défavorable et l’essor de l’IA, quel est l’impact sur l’activité chasse du groupe Aravati ?

C’est un vrai shrink de l’activité recrutement sur un marché de plus en plus tendu. Pour l’activité chasse du groupe Aravati, la situation devenait de plus en plus compliquée.

• L’équipe s’était étoffée au regard de la croissance de la volumétrie de recrutements observée dans la période 2021-2023.
• Avec le retournement de marché, nous avons dû réduire notre équipe : de 7 consultantes seniors et de 3 chargés de recherche, nous sommes passés à 4 consultants seniors et 1 chargé de recherche. Sur l’activité de La Relève qui est une entité qui travaille sur le recrutement de profils RH pour les start-up et les scale-up, la situation était encore plus tendue : nous sommes passés de 15 consultants en 2022 à 4 en 2025.
• Nous avons adapté la structure de manière lucide car il est désormais possible de recruter en volume mais avec moins de recruteurs dans la boucle.
  
  
• Entre 2019 et 2024, la croissance de l’offre de prestation de recrutement était forte. Les effectifs des cabinets de recrutement en France ont doublé dans cette période. Mais, avec la baisse actuelle du volume de recrutements (divisé par deux), les tensions concurrentielles se sont accentuées entre les acteurs du recrutement, notamment en matière de tarifs tirés vers le bas, et des DRH très sollicités voire harcelés.
• Conséquence, la qualité des recrutements a beaucoup baissé. Il m’est arrivé de refuser des missions au regard des conditions commerciales et tarifaires déraisonnables fixées par des entreprises. C’est impossible d’effectuer un travail sérieux dans ces conditions.
• C’est une dérive que j’ai observée à partir de 2024 avec certains acteurs : facturer rapidement sans s’assurer du processus de recrutement pérenne d’un candidat. C’est dommage car cela représente un coût financier non négligeable pour l’entreprise et une perte de temps en cas de départ rapide.

Au niveau du groupe Humanskills dont Aravati fait partie, vous disposez d’une activité en conseil data & IA pour accompagner les projets RH de vos clients. Comment se développe-t-elle ?

• Nous travaillons beaucoup sur ces sujets avec notre cabinet spécialisé Elevate agency. Dans ce contexte de transformation, l’expertise conseil a basculé de la data vers l’IA pour accompagner les besoins de nos clients dans l’évaluation des compétences.
• Depuis 2020, nous avons enrichi notre offre de formation avec de l’upskilling Formation destinée à augmenter les compétences existantes , des diagnostics de maturité IA des collaborateurs, l’identification des process à automatiser et plus récemment avec de l’accompagnement pour faciliter la mobilité interne et externe (outplacement) en cas de restructuration des équipes.
• En cette rentrée de septembre, nous lançons une nouvelle offre de conseil visant à accompagner la transformation métier des DRH des entreprises : évolution de l’organisation, veille pour la préconisation d’outils digitaux comme des chatbots RH ou des assistants IA (via des fournisseurs technologiques comme Olivia AI ou Golem.ai) ou d’automatisation de process en lien avec l’environnement data et SIRH Système d’Information des Ressources Humaines de nos clients. Par exemple, nous avons établi un partenariat avec Ailix, une plateforme qui agrège des outils IA généralistes ou thématiques dont la gestion RH.
• Une experte nous rejoint en qualité d’associé du groupe Humanskills pour travailler sur la formalisation de cette nouvelle offre : Chloé Duteil, qui avait créé un cabinet conseil en data & IA (STLR). L’objectif est de gagner en productivité et de gagner en efficacité dans la chaîne de valeur de la gestion RH.

Vous êtes affiliés à Syntec Conseil. Comment le sujet de l’IA est-il traité par le syndicat professionnel ?

L’IA est une tendance de fond dans notre secteur. À travers la commission Métier Recrutement de Syntec Conseil que je préside, des formations sur l’IA sont organisées depuis 2022 auprès des consultants recrutement des cabinets spécialisés.

Une équipe d’Aravati prend en charge ces formations qui sont mutualisées pour réaliser des économies. Nous avons formé environ 80 consultants. Une session de formation est organisée chaque mois avec 15 ou 20 participants.

L’objectif est de déterminer des cas d’usages de l’IA dans le recrutement pour développer une utilisation de l’IA de façon éthique et responsable. Il faut garder beaucoup d’humanité ou d’expertise humaine dans ce process.

À côté de la Charte du recrutement responsable introduite en 2019, Syntec Conseil a adopté en décembre 2024 le Manifeste pour une utilisation responsable de l’IA dans les métiers du conseil.

Dans quelle mesure l’adoption de l’IA associée à la gestion des compétences est vraiment mature dans les organisations ?

On observe différents niveaux de maturité en matière d’adoption de l’IA.

Sous le prisme de la gestion des compétences avec des parcours structurés, la prise de conscience est plus importante dans les grandes entreprises mais l’enjeu demeure énorme pour les ETI et les PME.

• Côté RH, nous travaillons sur l’IA avec des équipes métiers, notamment dans le Talent Acquisition. Cette transformation concerne toutes les équipes de gestion RH. Pour encadrer les usages, des formations ont rapidement été mises en place sur professionnaliser les recrutements et sensibiliser sur les risques de fuites de données, la mise en place d’agents IA…
• Côté grandes entreprises, nous voyons beaucoup d’efforts de formation et d’évangélisation dans ce sens. Par exemple, le groupe Accor travaille exclusivement avec Microsoft Copilot. Les équipes ont été formées en masse. Et cela remonte jusqu’au Codir Comité de direction .
  
  • Le cas du groupe Kuehne + Nagel dans le secteur logistique est inversé. C’est le comité exécutif qui a été formé puis on descend progressivement dans les strates de directions jusqu’à atteindre les collaborateurs en travaillant métier par métier, équipe par équipe.
  • Autre exemple, j’ai travaillé avec un cabinet de conseil en FUSACQ en cours de constitution d’une équipe IA pour collaborer avec des centaines de consultants. L’objectif est de regarder toutes les améliorations possibles que l’on peut obtenir grâce à l’IA : métier par métier, équipe par équipe, etc. Des postes spécifiques sont créés pour l’accompagnement à la transformation.

Au-delà des niveaux hiérarchiques, je constate une vraie demande des collaborateurs pour s’approprier l’IA. L’impulsion change de côté : ils sont dorénavant plus bien exigeants que les responsables de formation et RH.

Les DRH des entreprises sont-elles prêtes à s’approprier le niveau supérieur : des agents IA au fonctionnement plus autonome que l’usage de l’IA générative Generative AI en anglais : branche de l’IA qui vise à créer des modèles capables de générer du contenu original (texte, image, vidéo, musique…).  ?

Le potentiel d’exploitation est énorme mais l’usage est prématuré.

Dans l’univers des RH, je verrais plutôt l’émergence d’agents IA dédiés à des process de recrutement : sourcing, recherche, identification et matching de candidats, création de viviers RH plus fins, informations sur les enjeux RH pour les collaborateurs avec différents niveaux d’accès jusqu’au responsable de l’équipe pour les questions les plus spécifiques, les compétences IA à challenger d’un candidat pour un poste à pourvoir…

Comment appréhendez-vous l’émergence de collectifs de recruteurs, à côté des cabinets traditionnels de recrutement ?

La question du statut des plateformes est importante. »

Les collectifs de recruteurs indépendants prennent de plus en plus de place sur le marché. J’en recense quatre ou cinq en France avec parfois des groupes de 100 à 200 personnes.

Généralement, ce sont des anciens salariés qui adoptent le statut de freelance pour poursuivre leur activité. Et qui parfois cumulent allocation-chômage et facturation de leur service de recrutement. Mais ces collectifs ont tendance à tirer les prix vers le bas, ce qui déstabilise le marché du recrutement.

Certains ont souhaité adhérer à Syntec Conseil mais ils ont essuyé un refus. Ils ne disposent pas d’un réel statut d’entreprise qui emploie des salariés. La question du statut des plateformes est importante : on ne devrait pas pouvoir cumuler allocation-chômage et honoraires de prestations de services en travail indépendant.

Parmi les membres de Syntec Conseil, l’activité de certains collectifs provoquent des crispations. Certes, certaines plateformes proposent des systèmes de franchise bien implantés en régions avec la mise à disposition d’outils digitaux pros aux recruteurs. L’approche semble sérieuse mais d’autres ont plutôt des profils de voyous.

J’ai étudié ce sujet quand j’ai lancé fin 2020 l’activité délégation RH (mise à disposition de recruteurs en mission chez les clients) au sein d’Aravati : je voulais trouver des experts indépendants qui accepteraient le salariat.

Mais ceux que j’ai contactés voulaient conserver leur statut de freelance. Alors, j’ai opté pour une flotte de recruteurs spécialisés qui gardent leur autonomie d’organisation tout en travaillant à 100 % pour Aravati. Par exemple, je collabore avec une consultante basée à Tel-Aviv (Israël) qui travaille 100 % à distance. Je ne pourrais pas collaborer avec elle en lui proposant un contrat classique de salarié.

Aravati est apparu dans la même période que LinkedIn (2002-2003). Dans quelle mesure le réseau social professionnel est devenu un outil essentiel pour votre activité ?

C’est une solution stratégique et indispensable compte de sa base de données mondiale de qualité, même si les relations sont compliquées avec LinkedIn.

Je ne parle pas des équipes en contact avec les clients qui sont adorables mais des pratiques commerciales de l’entreprise LinkedIn qui augmente les prix d’abonnement de ses solutions de manière éhontée dès que les objectifs de chiffre d’affaires ne sont pas au rendez-vous.

La hausse annuelle de l’abonnement peut atteindre 20 % sans explication de leur part, à moins de signer un contrat d’engagement sur trois ans. Avec ce genre de pratique commerciale, LinkedIn est devenu un outil détesté par les recruteurs. Il nous traite mal en tant que partenaire.

Autre souci régulier pour nos services de recrutement : nous utilisons des ATS Applicant Tracking System - applicatif permettant de gérer la totalité du processus de recrutement qui sont interfacés avec LinkedIn par des API interface de programmation applicative , ce qui permet de mettre à jour le profil d’un candidat déjà enregistré dans nos bases de données.

• Régulièrement, nos ATS perdent l’accès à LinkedIn, qui restreint l’accès aux données des profils par API alors que les données sont accessibles au public.
• Cela tourne parfois au combat de titans car la tentation est grande pour LinkedIn de se passer des cabinets de recrutement et de favoriser sa propre solution de recrutement (LinkedIn Recruiter).
• La plus récente polémique concernant Hellowork à propos de l’accès par API des ATS sur Indeed semble du même acabit.
• Avec d’autres partenaires comme Cadremploi ou Hellowork, nous ne rencontrons pas de soucis particuliers pour le sourcing, l’identification des profils intéressants et les mises en relation potentielles.