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« Simplifier le Code du travail est un défi majeur, nous sommes encore loin du but » (J-D Combrexelle)

News Tank RH - Paris - Entretien n°343462 - Publié le 06/11/2024 à 12:34
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©  D.R.
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« Simplifier le Code du travail est un défi majeur, et je dois admettre que nous sommes encore loin du but, déclare Jean-Denis Combrexelle Président @ ASR Conseil • Président de section honoraire @ Conseil d’État
, auteur du livre “Les normes à l’assaut de la démocratie” (chez Odile Jacob, publié en septembre 2024). Il peut arriver un moment où la démocratie produit plus de normes que de résultats concrets pour le citoyen. »

« Les 35 heures sont, pour moi, l’exemple parfait d’une accumulation de normes. Le passage aux 35 heures aurait pu être fixé par un principe simple. Nous aurions pu poser le cadre général en modifiant quatre ou cinq lignes du Code du travail pour passer la durée légale du travail de 39 heures à 35 heures. Nous aurions ensuite pu laisser les branches professionnelles ou les entreprises fixer les modalités. Or cette réforme des 35 heures a abouti à une véritable surréglementation. Par peur de l’imperfection, nous avons cherché à tout prévoir, chaque cas particulier, chaque exception, avec un niveau de précision qui frôle parfois l’absurde. »

« On accuse facilement l’administration d’être à l’origine de cette inflation normative, comme si elle fonctionnait de façon autonome, sans rapport avec la société. De même, il ne faut pas imaginer que la faute en revient au seul État profond. Nous sommes tous schizophrènes dans notre rapport à la norme : d’un côté, nous critiquons l’excès de règles qui nous régissent, de l’autre, nous attendons du législateur qu’il intervienne toujours plus », constate l’ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État, ancien DGT et directeur de cabinet de l’ex-Première ministre Élisabeth Borne.

Jean-Denis Combrexelle propose « de mettre en place une comptabilité publique des normes. L’objectif serait de mesurer le coût et l’utilité de chaque norme, afin de mieux comprendre celles qui apportent réellement une valeur ajoutée et celles qui sont superflues, voire nuisibles. » Il invite également « à un indispensable changement culturel par la pratique et le dialogue. L’IA Intelligence artificielle également pourrait être un outil précieux dans la simplification normative. »


Jean-Denis Combrexelle répond aux questions de News Tank

Pourquoi avez-vous souhaité partager, dans votre livre Les normes à l’assaut de la démocratie, cette analyse sur le risque que fait peser l’inflation normative sur la démocratie ?

Ce livre, je l’avais en tête depuis longtemps. Mon parcours m’a offert une perspective particulière, car j’ai eu la chance d’occuper des postes stratégiques au sein de l’administration, directement impliqués dans la création de normes. Ce que peu de gens réalisent, c’est que la norme n’est pas une simple contrainte légale. Elle est le produit d’un processus complexe, qui implique des interactions entre plusieurs institutions, et elle répond à des intentions diverses, souvent contradictoires. La norme devient alors un objet lourd, qui finit par compliquer le quotidien des acteurs économiques, sociaux, voire de tout citoyen.

En alourdissant les dispositifs, nous risquons de rendre la loi incompréhensible pour les citoyens  »

J’ai considéré qu’il relevait de ma responsabilité de partager ce retour d’expérience et d’analyser les dangers que cette prolifération normative fait peser sur la démocratie. En alourdissant les dispositifs, nous risquons de rendre la loi incompréhensible pour les citoyens et difficilement applicable pour les entreprises.

Ce n’est pas seulement une question de volume, mais de complexité : une société démocratique repose sur des règles comprises et appliquées par tous. Lorsque l’administration produit des lois qui, par souci de perfection, ajoutent des couches de règles, elle contribue à une sorte de désaffection du citoyen vis-à-vis de la loi, et donc vis-à-vis de la démocratie elle-même. Il peut arriver un moment où la démocratie produit plus de normes que de résultats concrets pour le citoyen.

Comment expliquez-vous cette contradiction dans notre rapport aux normes ? Nous en déplorons l’excès tout en demandant toujours plus de précisions et de règles de la part du législateur…

C’est une vraie schizophrénie, effectivement. D’un côté, nous critiquons l’excès de règles qui nous régissent, de l’autre, nous attendons du législateur qu’il intervienne toujours plus. Nous voulons être protégés, sécurisés, et cela nécessite des normes. Mais, paradoxalement, nous leur reprochons de limiter nos libertés. Ce qui est frappant, c’est que l’on accuse facilement l’administration d’être à l’origine de cette inflation normative, comme si elle fonctionnait de façon autonome, sans rapport avec la société. En réalité, l’administration est seulement un maillon de cette chaîne. De même, il ne faut pas imaginer que la faute en revient au seul État profond.

Nous produisons des cathédrales normatives qui étouffent au lieu d’éclairer »

Nous tous, les entreprises, les citoyens, et même les juges, nous sommes aussi responsables de cette dynamique. Pour des raisons de sécurité juridique, chacun réclame des règles toujours plus précises, avec des exigences souvent paradoxales. Par exemple, les entreprises, qui se plaignent souvent de la complexité des normes, sont quelquefois les premières à réclamer une précision supplémentaire pour se protéger des juges et éviter des interprétations défavorables. Cela crée une boucle où chaque acteur demande plus de détails pour couvrir chaque situation. Résultat : nous produisons des cathédrales normatives qui étouffent au lieu d’éclairer.

Cette inflation normative semble inéluctable, notamment dans le Code du travail. Vous prenez l’exemple du passage aux 35 heures dans votre livre. Que nous enseigne la production normative consécutive à cette mesure ?

Les 35 heures sont, pour moi, l’exemple parfait d’une accumulation de normes. Je ne parle pas ici du fond du sujet de la réduction du temps de travail, mais de la technique juridique qui a permis sa mise en œuvre. Le passage aux 35 heures aurait pu être fixé par un principe simple. Au risque de paraître caricatural, nous aurions pu poser le cadre général en modifiant quatre ou cinq lignes du Code du travail pour passer la durée légale du travail de 39 heures à 35 heures. Nous aurions ensuite pu laisser les branches professionnelles ou les entreprises fixer les modalités de passage aux 35 heures selon leurs réalités. Or cette réforme des 35 heures a abouti à une véritable surréglementation. Par peur de l’imperfection, nous avons cherché à tout prévoir, chaque cas particulier, chaque exception, avec un niveau de précision qui frôle parfois l’absurde. Ce processus conduit à une inflation de règles.

Pourquoi cette dérive ? L’administration n’a-t-elle pas une responsabilité dans cette propension à la surréglementation ?

Pour en comprendre la cause, il faut avoir à l’esprit que l’administration française a un rapport quasi obsessionnel avec la perfection. Elle a besoin de créer une norme exhaustive, qui anticipe toutes les situations possibles, dans l’illusion de pouvoir tout maîtriser. Cette mentalité se retrouve aussi bien dans le Code du travail que dans le Code général des impôts ou le Code de l’environnement. L’accumulation de détails rend ces règles difficiles à appliquer et, surtout, elle déconnecte la loi de la réalité du terrain. Ce souci de perfection produit des normes toujours plus lourdes, et il me paraît essentiel de changer cette approche dès la formation des fonctionnaires, en leur apprenant qu’une certaine imperfection peut être un atout. Chaque texte ne doit pas nécessairement relever du chef-d’œuvre et toute situation ne se règle pas uniquement par le droit.

Dans votre rapport de 2015 sur « la négociation collective, le travail et l’emploi », vous recommandiez de donner une plus grande place aux accords d’entreprise. Est-ce vraiment possible dans le contexte actuel ?

Il y a eu quelques avancées dans ce sens, notamment avec la loi Travail de 2016 et les ordonnances Macron, qui ont donné une place plus importante aux accords d’entreprise. Les accords négociés sont essentiels, car ils permettent une meilleure adaptation aux enjeux sociaux et économiques. Mais dans la réalité, des freins subsistent. Une des difficultés réside dans l’interprétation que fait le juge des accords collectifs. Parfois, il estime que certains principes qu’il définit sont supérieurs aux accords, ce qui peut compliquer la négociation et freiner l’innovation des négociateurs.

Je plaide pour un juge davantage dans la cité »

J’ai en tête le célèbre arrêt Pain du 01/07/2009 (Soc. 01/07/2009, n° 07-42 675), dans lequel la chambre sociale de la Cour de cassation estimait que l’application d’une disposition d’une convention collective ne suffisait pas à justifier une inégalité de traitement entre des salariés cadres et non cadres. À l’époque, cette décision avait déstabilisé les négociateurs. Les choses ont évolué depuis et c’est une bonne chose, mais ceci révèle un problème de confiance entre les acteurs de la négociation collective et les juges. C’est une des raisons pour lesquelles les entreprises sont en demandes de règles profondes et précises, afin de sécuriser leur situation vis-à-vis d’une interprétation future du juge.

Il faudrait qu’il y ait davantage de dialogue entre les juges et les acteurs du terrain. Je plaide pour un juge qui soit davantage dans la cité. Le risque serait que les juges ne se retrouvent, malgré eux, enfermés dans une sorte de tour d’ivoire, prisonniers d’une conception rigoriste de leur devoir d’indépendance. Celle-ci est nécessaire, mais elle ne doit pas couper nos juges des réalités sociales et économiques. Les juges doivent pouvoir échanger au quotidien, à froid et en dehors des dossiers, avec les entreprises, les partenaires sociaux et les responsables publics pour mieux saisir les enjeux autres que purement contentieux.

Vous pointez du doigt le manque de confiance et la méfiance entre les différents acteurs. Comment pensez-vous que l’on pourrait dépasser ces réticences ?

La confiance est un élément fondamental de la négociation sociale et, sans elle, rien n’est possible. En France, il existe une culture très formelle de la négociation. Les législateurs, une part de la haute fonction publique et certains dirigeants d’entreprises voient souvent la négociation sociale comme une simple formalité administrative qui n’apporte aucune réelle plus-value. Ils se protègent avant tout contre la jurisprudence, ce qui restreint leur marge de manœuvre. Ce climat de méfiance empêche les accords d’être vraiment adaptés aux besoins du terrain.

Pourtant, il existe des initiatives très intéressantes, dans certaines entreprises, où les DRH Direction des ressources humaines - Directeur des ressources humaines - Directrice des ressources humaines et les représentants syndicaux ont instauré un dialogue constructif. Lorsque les DRH et les délégués syndicaux sont ouverts et bien formés, des accords sociaux novateurs peuvent être négociés. Ces expériences montrent qu’il est possible d’aller au-delà des contraintes pour créer des normes adaptées à la réalité du terrain. Mais cette dynamique dépend de la volonté des acteurs. Si un dirigeant est ouvert, les résultats seront meilleurs. En revanche, si le dialogue est vu comme une contrainte, il n’aboutira à rien de constructif.

Vous appelez à une simplification et à un allègement du Code du travail. Pensez-vous que cela soit possible dans le contexte actuel ?

Simplifier le Code du travail est un défi majeur, et je dois admettre que nous sommes encore loin du but. L’une des principales difficultés tient à une interprétation extensive de ce que l’on appelle l’« incompétence négative ». La Constitution impose que le législateur encadre précisément le renvoi de la loi à la négociation collective. Cet encadrement va sans doute trop loin et contribue au fait que l’on ajoute des règles, ce qui alourdit encore le Code.

Mettre en place une comptabilité publique des normes  »

Dans mon livre, je propose une idée qui me tient à cœur : mettre en place une comptabilité publique des normes. L’objectif serait de mesurer le coût et l’utilité de chaque norme, afin de mieux comprendre celles qui apportent réellement une valeur ajoutée et celles qui sont superflues, voire nuisibles. Cela permettrait de rationaliser le nombre de normes, d’identifier celles qui sont essentielles et celles que l’on pourrait alléger ou simplifier. En Allemagne, ils ont déjà expérimenté ce type de démarche avec des résultats encourageants.

Vous dites que l’intelligence artificielle pourrait aider à alléger le poids des normes. Comment l’envisagez-vous ?

L’IA Intelligence artificielle pourrait être un outil précieux dans la simplification normative. Par exemple, si une norme est formulée de manière simple et générale, l’IA pourrait interpréter cette règle en fonction des cas particuliers. Cela éviterait d’avoir des milliers de pages de règlements pour chaque situation. Nous pourrions imaginer des normes plus générales, dans l’esprit de Portalis, l’un des quatre juristes rédacteurs du Code civil napoléonien, et laisser l’IA répondre aux spécificités.

Cependant, l’IA présente aussi des risques. Les algorithmes peuvent être biaisés, et si nous ne sommes pas vigilants, cela pourrait engendrer de nouveaux problèmes d’interprétation. C’est pour cela que je pense que nous devons encadrer le développement de l’IA avec des professionnels qualifiés, des juristes capables de comprendre à la fois la technologie et les enjeux juridiques. L’IA doit rester un outil, et non devenir le moteur de la décision.

Vous appelez finalement à un changement culturel. Pensez-vous qu’il soit possible ?

Les jeunes générations, en particulier, sont porteuses d’un regard nouveau »

Je crois que ce changement culturel est indispensable, mais il ne se décrète pas. Il doit se construire progressivement, par la pratique et le dialogue. Ce n’est pas la loi elle-même qui pose problème, mais notre culture juridique, trop rigide, qui privilégie souvent le contentieux et la conformité aux règles plutôt que l’innovation et l’adaptation. Ce n’est qu’en renforçant la confiance entre les acteurs que la négociation collective peut vraiment fonctionner.

Les jeunes générations, en particulier, sont porteuses d’un regard nouveau sur ces questions. Elles sont souvent plus pragmatiques et ouvertes aux changements. Si nous formons des responsables capables d’établir un équilibre entre, d’une part, des normes dont l’inflation est jugulée, et d’autre part, la préservation des libertés et de l’initiative, nous pourrons construire une société plus flexible et mieux adaptée aux réalités économiques et sociales.

Jean-Denis Combrexelle


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Parcours

ASR Conseil
Président
Conseil d’État
Président de section honoraire
Première ministre
Directeur de cabinet
Ministère de la Justice
Directeur de cabinet du Garde des Sceaux, ministre de la Justice
Université Paris-Sorbonne
Professeur associé
Conseil d’État
Président de la section du contentieux
Conseil d’État
Président de la section sociale
Ministère du Travail et de l’Emploi
Directeur général du travail
Ministère de la Justice
Directeur adjoint des affaires civiles et du sceau

Établissement & diplôme

Université de Nancy 2
Licence, Droit public

Fiche n° 30740, créée le 23/05/2018 à 14:44 - MàJ le 15/11/2024 à 17:48