Les tribulations de la RSE (Hubert Landier)
D’origine américaine, la RSE
Responsabilité sociétale et environnementale
a été favorablement accueillie en France et s’est traduite par des obligations grandissantes pour les entreprises en matière de reddition des comptes et de devoir de vigilance. Son champ s’est ainsi progressivement étendu, qu’il s’agisse de responsabilité sociale à proprement parler ou de responsabilité environnementale.
Le Professeur Jacques Igalens
Président @ Institut de l’Audit Social (IAS)
, professeur émérite à l’université de Toulouse, et spécialiste en la matière, vient de publier, sous le titre « Splendeurs et misères de la RSE » aux éditions EME, un ouvrage qui représente une synthèse : comment ont évolué les obligations des entreprises ; et la RSE, en fin de compte, a-t-elle répondu aux attentes dont elle était l’objet venant de ses promoteurs ?
Sur ce point, sa réponse est nuancée, voire pessimiste, et l’on verra pourquoi. Peut-être, toutefois, ne faut-il pas s’en tenir là. La RSE s’inscrit dans le cadre d’une modification de l’attitude des Français à l’égard de l’entreprise, jugée excessivement centrée sur sa dimension financière, sur un besoin d’autonomie individuelle et sur une préoccupation croissante concernant les dégâts environnementaux. Ainsi, même si les dispositifs institutionnels sont souvent mis en échec, l’attente dont ils font l’objet n’en est pas moins croissante.
Une analyse de Hubert Landier
Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social) • Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale • Membre du bureau @ Institut Erasme
pour News Tank.
Le développement progressif du dispositif institutionnel
Milton Friedman, le théoricien de l’école de Chicago, estimait que le but de l’entreprise était de faire le plus d’argent possible au bénéfice de ses propriétaires, ceci tout en respectant les lois en vigueur. Dans cette perspective, l’entreprise proprement dite n’est qu’un « agent » au service de la société commerciale. À ce point de vue « ultralibéral » s’oppose, avec Edward Freeman, un courant selon lequel elle doit tenir compte simultanément des intérêts particuliers à ses différentes parties prenantes.
Ce point de vue sera à l’origine en France des différents projets de « réforme de l’entreprise » qui se sont succédé depuis 1945 jusqu’à la Loi Pacte Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises de 2019. Entretemps, l’Institut de l’entreprise suggérait la publication d’un bilan social, qui fut rendu obligatoire en 1977 par le ministre du Travail, Christian Beullac, ancien président de la Régie Renault. Pendant ce temps, au niveau européen, Jacques Delors, en 1989, faisait adopter par le Conseil européen de Strasbourg la « Charte communautaire des droits fondamentaux des travailleurs ».
À la dimension sociale s’ajoutera la dimension environnementale. Le Rapport Brundtland, en 1987, porte le problème du développement durable devant les Nations Unies. La création du GIEC Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat en 1988 et le Sommet de Rio en 1992 lui donnent une nouvelle impulsion.
La RSE va faire alors l’objet d’initiatives institutionnelles :
- Le livre vert européen, en 2001, qui en appelle à l’action volontaire des entreprises en vue de « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et à leurs relations avec leurs parties prenantes » ;
- L’ISO International Organization for Standardization (organisation internationale de normalisation) , représentée en France par l’AFNOR, met en chantier en 2002 la norme qui sera connue sous le nom de norme ISO 26000 et qui paraîtra en 2010 au terme de nombreux débats portant sur la définition de la RSE : respect des lois en vigueur ou action volontariste de l’entreprise ? Prise en compte des seules attentes des parties prenantes ou recherche d’un développement durable intégrant le bien-être et la santé au sein de la société ?
- Adoption par l’ONU Organisation des nations unies , en 2000, de la « Déclaration du millénaire » (devenue « objectifs du développement durable » en 2015), portant sur d’élimination de la pauvreté, la santé et la préservation de l’environnement qui représentent ainsi autant de thèmes d’action pour la RSE.
S’agissant de la France, la Loi NRE Nouvelles Régulations Économiques de 2001, adoptée malgré l’opposition des milieux patronaux, prévoit notamment (article 116) une intégration des données relevant de la RSE dans le rapport de gestion remis aux actionnaires ; il y est question d’impact territorial, du respect par les sous-traitants des conventions de l’OIT relatives au travail ainsi que des conséquences de l’activité de l’entreprise sur l’environnement. Ce dispositif sera complété en 2007 par le « Grenelle de l’environnement » et par l’obligation faite aux entreprises de faire état des risques environnementaux liés à leur activité, qui sera complété en 2010 par l’institution de l’organisme tiers indépendant (OTI) chargé de l’évaluation des explications fournies par l’entreprise.
Suivra enfin, en 2014, la directive européenne sur la « déclaration non financière », transposée par la France en 2017 sous le nom de « Déclaration de performance extra-financière ». La RSE s’intègre ainsi dans les objectifs imposés à la gouvernance de l’entreprise cependant que se multiplient les labels et les « fonds d’investissements verts ».
Cet historique ainsi présenté, Jacques Igalens s’interroge sur ses effets.
Le bilan mitigé de la RSE
Reprenant le plan de l’auteur, on en distinguera quatre.
En premier lieu, les pratiques du greenwashing, venant notamment de certaines grandes et très grandes entreprises. Les dirigeants y sont évalués, pour l’essentiel, sur leurs résultats financiers. La tentation est donc grande pour eux de simuler un vertueux attachement à la RSE tout en faisant exactement l’inverse. Le cas de l’industrie du tabac aux États Unis est suffisamment connu. Il est permis d’y ajouter les pratiques de l’industrie pétrolière, et singulièrement du groupe Total, devenu « TotalEnergie », dont les projets d’extraction pétrolière vont exactement à l’inverse des proclamations officielles.
Cette pratique du greenwashing peut s’expliquer de différentes façons. Dans certains cas, c’est le devenir même de l’entreprise qui est engagé quand son activité porte sur une production jugée nuisible. À cela s’ajoutent les coûts liés à l’observation des prescriptions relevant de la RSE. Viennent enfin les préoccupations en termes de marketing, sachant que c’est l’image de l’entreprise qui se trouve engagée auprès de ses clients potentiels. Et donc, de multiples études supposées scientifiques sont discrètement commanditées en vue de contredire celles qui concluent au caractère nuisible de certains produits, par exemple en ce qui concerne les fertilisants agricoles, et en vue d’influencer les décideurs politiques conformément aux intérêts ainsi mis en péril (lobbying).
En second lieu, il est permis de s’interroger sur le flottement sémantique dans lequel baigne l’idée même de RSE. D’une façon contiguë, il sera en effet question de « l’entreprise éthique », de « l’entreprise citoyenne », de « l’entreprise durable ». On parlera également des « études d’impact ». Certains voient même dans la RSE une occasion d’améliorer la rentabilité de l’entreprise. Toutes ces démarches se trouvent soutenues par des acteurs qui tendent à se faire concurrence. Les labels se multiplient, avec une arrière-pensée commerciale parfois évidente. Il en résulte une certaine confusion et les intentions mises en avant dissimulent mal une absence de consensus sur les indicateurs qui seraient pertinents ou, tout simplement, d’une méthodologie d’appréciation qui serait claire.
Les fonds d’investissement s’affichant comme « socialement responsables » tendent à se multiplier et à drainer une masse croissante de capitaux. S’il faut s’en féliciter, il convient toutefois de s’interroger sur leur objet. S’agit-il de promouvoir certaines valeurs humanistes ou religieuses ? Sont-ils fondés sur l’hypothèse que les placements vertueux seraient, au moins à terme, plus rentable que ceux qui ne le sont pas ? À cela s’ajoutent des incertitudes sur la pertinence des méthodes d’évaluation et la réalité des enquêtes portant sur les différents champs de la RSE. On se souviendra ainsi que Orpea, dont on sait comment fut reconnu le comportement scandaleux, était auparavant très bien noté par les agences de notation. Cela pose ainsi le problème des objectifs, vertueux ou moins vertueux, des agences de notation, ainsi que celui de leurs moyens d’investigation, le déclaratif risquant de l’emporter largement sur le constat documenté.
Jacques Igalens fait état, pour finir, de la faiblesse et des incertitudes de la théorie économique, dès lors qu’elle s’éloigne des présupposés sur lesquels elle fut fondée à la fin du XVIIIème siècle. On fera observer ici, que la question qui se pose ici est celle du fondement de la valeur. S’agit-il de la valeur d’échanges sur un marché ou de la valeur résultant de la prise en considération de considérations autres que l’utilité immédiate ? Or, une telle question s’ouvre sur un grand débat : faut-il faire confiance à la liberté du commerce telle que la postule l’idéologie libérale ou convient-il d’encadrer plus étroitement celle-ci par des obligations fondées sur le souci de préparer un avenir qui soit vivable pour l’humanité, compte tenu des dégâts provoqués par certaines activités industrielles ?
Les dégâts planétaires sont-ils solubles dans la RSE ?
Au moment où se tient la COP 28 à Dubaï, il est permis de se demander si la RSE est à la hauteur des enjeux. D’une façon qui pourrait paraître paradoxale, il apparaît que la prise de conscience de la crise climatique n’a nullement désarmé les climatosceptiques. Certains le sont par intérêt. Mais beaucoup d’entre eux cherchent à se justifier. Il s’agit souvent de libéraux purs et durs qui voient dans les mesures adoptées pour réduire le réchauffement climatique un complot visant à en finir avec les libertés économiques en lesquelles ils voient la prospérité future de l’humanité et, en attendant, la rentabilité de leur entreprise. Il en résulte que, pour eux, les prescriptions de la RSE qui leur sont imposées ne sont que des contraintes ; et il ne faut pas s’étonner alors qu’ils cherchent à leur échapper.
À l’autre extrémité du spectre des opinions, on trouvera, notamment, une grande partie des jeunes, qui ont cessé de se reconnaître dans la « mondialisation heureuse » en laquelle ils ne voient plus qu’une pure hypocrisie. Ce sont eux qui répugnent à s’embaucher dans les entreprises qu’ils jugent destructrices de notre environnement, ou qui les quittent assez vite dès qu’ils peuvent créer leur propre activité, une activité qu’ils veulent « propre », conviviale et porteuse de sens. Et bien entendu, ils ne sont pas dupes des pratiques de greenwashing qu’ils ont parfois vécu de l’intérieur.
Si le pouvoir technologique et financier n’a probablement jamais été aussi puissant, il n’a donc également jamais été aussi fragile. Le monde, de plus en plus, s’oppose au « big business » et à celles des puissances militaires et politiques qui les soutiennent. On notera qu’il s’agit là d’un problème qui doit être mis en relations avec la crise de l’Occident, sa perte d’influence et la montée des Brics. Ne pas le comprendre, c’est prendre le risque de manquer le rivage mondial en cours, et dans lequel les préoccupations qui fondent la RSE ont toute leur place.
Hubert Landier
Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social)
Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale
Membre du bureau @ Institut Erasme
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Établissement & diplôme
Docteur en sciences économiques
Fiche n° 31486, créée le 23/06/2018 à 15:53 - MàJ le 20/06/2024 à 10:07