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Réforme des retraites : comment définir la norme du juste ? (Hubert Landier)

News Tank RH - Paris - Analyse n°172088 - Publié le 09/01/2020 à 12:53
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Hubert Landier -

Anne Robert Jacques Turgot, ministre du roi Louis XVI, était un homme des Lumières. Il voulait débarrasser le royaume de tous les privilèges exorbitants et de tous les règlements inutiles qui l’encombraient et qui entravaient le développement des activités économiques - et donc sa prospérité.

Il commença donc par l’instauration de la liberté du commerce des grains. Un second projet porta sur la suppression des corporations. À cause d’elles, artisans et commerçants se trouvaient empêchés de librement s’établir et devaient respecter des règlements qui étouffaient tout progrès. Elles représentaient autant de rentes de situation injustifiables du point de vue de la philosophie des Lumières qui était dans l’air du temps.

Et donc, en février 1776, Turgot obtint du roi de faire abolir les corporations. Cela ne dura pas longtemps. Il en résulta en effet un tel charivari (le mot est de l’époque) que le roi, qui avait toute sa tête, fit renvoyer son ministre et rétablir les corporations six mois plus tard. Mais il le fit maladroitement, d’une façon purement administrative et rationnelle. Par exemple, il voulut faire voisiner passementiers et couturiers dans une même structure professionnelle alors qu’ils se détestaient depuis des siècles pour des raisons d’eux seuls connues.
La suite, on la connaît.

Une analyse de Hubert Landier Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social) • Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale • Membre du bureau @ Institut Erasme
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Les corporatismes toujours présents

Pourquoi évoquer ce précédent ? Parce qu’il explique, sur le fond, la crise liée à la réforme des retraites. Il s’agit, pour une autorité politique centrale qui se veut « éclairée », d’en finir avec des dispositions d’un autre âge, qui génèrent scléroses et privilèges injustifiés, cela sur fond de difficultés de financement. Cela au nom d’un principe d’équité (on y reviendra plus loin).

Le problème, c’est qu’un tel projet, mené d’en haut et de haut, se heurte à ce que vivent les intéressés, qu’ils soient directement ou potentiellement concernés. Beaucoup parmi les Français jugent qu’une réforme serait effectivement nécessaire mais ils sont tout autant (selon les sondages) à s’inquiéter des conséquences qui en résulteraient pour eux.

Et cette inquiétude est d’autant plus forte que :

  • La réforme a été imaginée en petit comité, et ceci en fonction de principes qui ne sont pas nécessairement ceux qui animent ceux et celles auxquels ils s’appliqueront, ceux-ci n’en comprenant pas nécessairement la logique ;
  • Les organisations syndicales représentatives des professions plus particulièrement visées ont été délibérément négligées, voire ignorées par les auteurs du projet ;
  • Le projet de réforme rendu public est inachevé, clair dans ses grandes lignes, mais silencieux sur nombre de « points de détail » qui sont précisément ceux qui préoccupent ceux qui sont directement concernés ;
  • La remise en cause des régimes spéciaux sans concertation préalable (ou alors, moyennant une concertation de pure forme) est perçue comme le procès d’avantages qui paraissent « normaux » aux intéressés, ceux-ci étant implicitement, voire explicitement, dénoncés par les auteurs du projet comme des « privilégiés » jouissant de privilèges exorbitants.

Mêmes causes, mêmes effets : un vaste « charivari avec un gouvernement central qui prétend mettre un peu d’ordre dans une réalité diverse, mais dont il ignore les détails, en fonction de principes qui lui apparaissent comme étant raisonnables mais qui ne le sont pas aux yeux de ceux auxquels ils s’appliquent.

Chacun va donc exiger une prise en compte du cas particulier qu’il représente à ses propres yeux. Et donc, cheminots, avocats, enseignants, personnels de santé, hôtesses de l’air, danseurs et danseuses de l’Opéra (cette liste étant non exhaustive), chercheront à se faire entendre et à se défendre.

Face à une telle situation, que faire ?

Il y a évidemment plusieurs options :

  • Retirer le projet ou le remettre à plus tard, mais ce serait dévastateur pour l’autorité du Président de la République, et ceci à quelques mois des élections municipales,
  • « Passer en force », mais ce serait au risque de provoquer une crise politique : que se passerait-il, par exemple, si le projet n’était pas voté à l’Assemblée nationale ou si l’aile gauche de la majorité présidentielle faisait défection ?
  • Trouver un compromis, ceci nécessitant une réelle négociation et du temps, sachant que les enjeux s’élèvent au fur et à mesure que durent les mouvements de grève ; et donc, que ce qui eût été accepté par les syndicats comme une victoire au début du conflit, devient, après des semaines de grève, notoirement insuffisant ;
  • S’appuyer sur les symboles faisant sens aux yeux des futurs retraités et des organisations syndicales qui les représentent : par exemple abandonner l’expression « âge pivot » en faveur d’un « âge flexible » en fonction des situations et des besoins de financement ;
  • Faire (enfin) jouer leur rôle aux syndicats et créer un minimum de confiance en évitant de prendre leurs dirigeants pour des demeurés ou chercher à leur faire avaler par surprise une potion dont ils ne veulent pas, ceci en s’abstenant de multiplier des « négociations » qui n’en ont que l’apparence, à usage des médias ;
  • Se fonder sur une conception de la justice, de l’équité et de l’égalité qui ne se résume pas à un simple slogan.

La recherche de la justice suppose une délibération préalable

Il ne suffit pas, pour le souverain, de proclamer qu’il veut « plus de justice » pour que ceux auxquels il s’adresse soient nécessairement convaincus par la conception qu’il en a. La norme du juste et de l’injuste, en fait, est indécidable dans la mesure où elle résulte du système de valeurs qui anime celui qui l’évoque. Qu’est-ce qui a le plus de valeur entre le travail d’un excellent cordonnier et celui d’un détestable haut fonctionnaire ?

S’agissant des retraites, qu’est-ce qui est le plus juste ?

  • Permettre à chacun d’arrêter de travailler au même âge ?
  • Établir une différenciation en prenant en compte la pénibilité des tâches effectuées durant la vie active ?
  • Faire en sorte que les cotisations versées aient le même rapport pour tous ?

La réponse reste indécise.

Elle l’est, en fait, depuis toujours. Aristote reste sans réponse dans ses réflexions sur la justice distributrice.  Thomas d’Aquin tout autant.

Et c’est aussi, plus proche de nous, l’interrogation qui anime Amartya Sen, prix Nobel d’économie, avec la fable des trois enfants sur laquelle s’ouvre son Idée de justice :

« Il s’agit de décider lequel de ces trois enfants - Anne, Bob et Carla - doit recevoir la flûte qu’ils se disputent. Anne la revendique au motif qu’elle est la seule des trois à savoir en jouer (les autres ne le nient pas) et qu’il serait vraiment injuste de refuser cet instrument au seul enfant capable de s’en servir. Sans aucune autre information, les raisons de lui donner la flûte sont fortes.

Autre scénario : Bob prend la parole, défend son droit à avoir la flûte en faisant valoir qu’il est le seul des trois à être pauvre au point de ne posséder aucun jouet. Avec la flûte, il aurait quelque chose pour s’amuser (les deux autres concèdent qu’ils sont plus riches et qu’ils disposent d’agréables objets). Si l’on n’entend que Bob et pas les autres enfants, on a de bonnes raisons de lui attribuer la flûte.

Dans le troisième scénario, c’est Carla qui fait remarquer qu’elle a travaillé assidûment pendant des mois pour fabriquer cette flûte (les autres le confirment) et au moment précis où elle atteint son but, « juste à ce moment-là », se plaint-elle, « ces extirpateurs tentent de lui prendre la flûte ». Si l’on n’entend que les propos de Carla, on peut être enclin à lui donner la flûte, car il est compréhensible qu’elle revendique un objet fabriqué de ses propres mains ». 

Et donc, que faire ?

Selon que l’on met en avant le talent, l’effort consenti ou le principe d’égalité, on obtiendra des réponses différentes.

S’agissant de la justice en matière d’organisation du système de retraites, le Gouvernement, confronté à un tel choix, a en fait deux possibilités.

  • La première, ce serait de passer en force. Cela reviendrait à imposer son propre système de valeurs en s’abstenant de prendre en considération celles qui animent les syndicats et une forte proportion parmi les Français. Il s’agirait là de la solution relevant de ce qu’on appelle le « despotisme éclairé ».
  • La seconde façon de procéder, dès lors que des avis divergents se font entendre, consisterait à en passer par une délibération collective, jusqu’à ce que celle-ci aboutisse à une solution qui, à défaut sans doute de faire consensus, susciterait une majorité d’opinions favorables. 

Dans son “Éthique de la discussion”, le philosophe allemand Jürgen Habermas formule de la façon suivante le dilemme ainsi posé : 

« Dans les sociétés modernes, nous rencontrons un pluralisme soit des projets de vie individuels, soit des formes de vie collectives - et une multiplicité correspondante d’idées concernant la vie bonne. C’est pourquoi nous devons renoncer à l’une des deux options : soit à l’exigence de la philosophie classique d’intégrer les formes de vie concurrentes au sein d’une hiérarchie, et de pouvoir fonder au sommet de celle-ci une forme de vie qui serait privilégiée par rapport à toutes les autres ; soit au principe moderne de tolérance selon lequel telle perspective de vie est aussi bonne - ou du moins un droit égal à l’existence et à la reconnaissance sur toute autre ».

La situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’exécutif politique face au problème de la réforme des retraites relève ainsi d’un problème de philosophie politique de la plus haute importance : l’exécutif au pouvoir imposera-t-il son choix ou s’efforcera-t-il de prendre en considération les points de vue divergents, tels qu’ils s’expriment à travers le pays ?

Acceptera-t-il ou non, autrement dit, de négocier, et de négocier sérieusement, en prenant le temps qu’il faut pour cela ?

C’est ce que nous saurons sous peu. Simplement, ce qui est en cause, au-delà de l’organisation d’un système de retraite jugé robuste et équitable, c’est le principe même de la démocratie. Où sont les démocrates ? Dans la galerie des glaces ou dans la salle du jeu de paume ?

Hubert Landier


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Parcours

CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social)
Membre fondateur
Association Condorcet pour l’innovation managériale
Secrétaire général
Institut Erasme
Membre du bureau
Institut international de l’audit
Vice-président
Académie du travail et des relations sociales de la fédération de Russie
Professeur émérite
Propedia Groupe IGS
Professeur associé

Établissement & diplôme

Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne / IAE Paris
Docteur en sciences économiques

Fiche n° 31486, créée le 23/06/2018 à 15:53 - MàJ le 20/06/2024 à 10:07