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« Pour Jean-Marie Luttringer » (Jean-Pierre Willems)

News Tank RH - Paris - Tribune n°412916 - Publié le
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Michèle Boumendil, Jean-Pierre Willems et Jean-Marie Luttringer -

« C’est avec une tristesse immense que je veux rendre hommage à Jean-Marie Luttringer. Pour témoigner, à l’aune d’une amitié forgée dans l’autre siècle, de l’homme qu’il demeure pour moi mais aussi pour ceux qui ont eu la chance de le fréquenter. »

Un hommage de Jean-Pierre Willems Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH @ Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne • Consultant @ Willems Consultant
à Jean-Marie Luttringer, expert en droit de la formation professionnelle, décédé le 24/09/2025.


« Pour Jean-Marie Luttringer » (Jean-Pierre Willems)

Jean-Marie pouvait donner l’image d’un roc. Sa stature massive d’alsacien des villages, sa froideur apparente, le sérieux de son discours, sa faible appétence pour l’approximation, son goût de la rationalité qui laissait peu de place à la psychologie des relations pour se concentrer sur la qualité des échanges et des raisonnements, pouvaient lui conférer une allure de mandarin, costume qu’il endossait lui-même avec un mélange de fierté et d’ironie lorsqu’il rappelait qu’il était le fondateur du droit de la formation professionnelle. Factuellement, l’affirmation est exacte : dès 1975 il publiait un ouvrage sur le Droit des travailleurs à la formation, et il faisait en 1986 œuvre de pionnier en écrivant le premier Dalloz consacré au Droit de la formation. Jean-Marie aura ainsi largement contribué à donner une cohérence à ce droit qui navigue entre le droit du travail, le droit fiscal, le droit de la consommation, le droit de l’éducation, le droit de la concurrence ou encore le droit de l’action publique. Pourquoi la pointe d’ironie ? Parce que toute l’histoire personnelle de Jean-Marie l’éloignait de la statue du commandeur et l’inscrivait davantage dans une grande sensibilité à l’histoire des personnes et à leur cheminement dans les méandres de la vie sociale et personnelle. Reprenons le fil.

Jean-Marie est né dans les Landes en 1940 pendant l’exode des familles alsaciennes. À son retour en Alsace, il deviendra allemand et se prénommera Hanslé, avant de retrouver son prénom et sa nationalité d’origine à la Libération. Il se sentira toujours un « Français de l’intérieur », porteur d’une histoire locale enracinée dans un territoire, une culture, une langue, des traditions catholiques et protestantes qui s’opposent mais se mêlent aussi. Il avait la conviction que cet environnement spécifique, s’il fait notre singularité, n’est ni un motif particulier de fierté, on est fier de ce que l’on fait, pas de ce que l’on est, ni une assignation. Simplement l’exigence de comprendre l’alchimie qui s’opère entre l’émergence et l’évolution d’un individu et les environnements dans lesquels il évolue. Attaché à la famille et à la transmission, il a écrit à l’attention de ses petits-enfants à qui le livre est adressé, un ouvrage intitulé Racines alsaciennes, qui retrace l’histoire familiale sur plusieurs générations. Cet ouvrage remarquable, et émouvant, est sans doute celui, parmi les innombrables productions de Jean-Marie, qui nous permet de nous approcher autant qu’il est possible, de ce que peut être la vérité d’un homme. Mais celui également qui nous livre la clé de ses engagements.

Nos parcours sont faits de convictions et de hasards qui, à mieux les considérer, ne sont pas si hasardeux. Attiré par la philosophie, Jean-Marie a finalement fait des études de droit parce que, la section attirant les enfants de la bourgeoisie locale aisée, il restait davantage de bourses disponibles que dans d’autres filières. Le droit du travail s’imposa naturellement pour celui qui avait été marqué par le licenciement de son père, comptable dans une usine textile, après « 32 ans de bons et loyaux services » comme celui-ci l’écrivit dans son journal de vie, à une époque où l’assurance-chômage n’existait pas.

Jean-Marie est resté fidèle à ses engagements dans toutes ses activités professionnelles »

Le déclassement social et professionnel de son père fut vécu par Jean-Marie, alors âgé de 16 ans, comme une injustice qui fonda son engagement social et politique et ses choix professionnels. Prise de responsabilités syndicales à l’Université, Thèse sur la place des syndicats en Allemagne, avec de multiples séjours à Cologne, Jean-Marie se trouve alors au confluent de plusieurs cultures : alsacienne, française, allemande, catholique, et protestante à travers son mariage avec Marlyse. Si l’on rajoute le traumatisme de l’injustice sociale paternelle, on comprend pourquoi Jean-Marie se définissait comme un agnostique de la religion catholique, un socialiste d’obédience rocardienne, un syndicaliste cédétiste.

Il est resté fidèle à ses engagements dans toutes ses activités professionnelles. Il sera enseignant à l’Institut du Travail de Strasbourg où il formait des syndicalistes, professeur associé à l’Université de Nanterre, directeur du département juridique du tout jeune Centre Inffo, directeur de la formation à la Caisse des dépôts et consignations ou directeur fondateur de Circé consultants qu’il cédera en 2006 au groupe Amnyos avant de poursuivre, jusqu’à ce jour, une activité de conseil, d’étude et de publication de chroniques au croisement de l’histoire, du droit et de la politique. Il mettra le même engagement dans ses nombreuses missions internationales en Europe de l’Est, en Afrique, en Nouvelle-Calédonie. La retraite ne trouva jamais chez lui aucune traduction concrète, il continuait simplement sur le chemin qui avait toujours fait sens pour lui.

Nous nous révélons dans nos choix. Celui de la magicienne Circé comme enseigne de son cabinet de consultants nous éclaire sur son auteur : si le charme de la belle Circé n’y était pas pour rien, le choix était davantage référé au pouvoir de faire descendre les étoiles sur terre, ce que l’on pourrait traduire pour Jean-Marie par rendre le désirable possible mais également instaurer y compris au sein de nos vies professionnelles une part de poésie. Certes, Circé pouvait faire preuve de cruauté et à l’occasion changer les hommes en pourceaux. Cette ambivalence séduisait Jean-Marie qui n’a jamais goûté aux oppositions binaires et savait que le gris dans toutes ses tonalités est bien plus présent dans nos existences que le blanc ou le noir. Rien n’était plus étranger à sa tournure d’esprit que les oppositions binaires, les débats purement émotionnels ou les appels à l’indignation. L’histoire, le droit, la dialectique entre les singularités personnelles et les environnements sociaux, appréhender la complexité et en souligner les nuances lui était une forme naturelle de pensée.

Il incarnait pleinement ce qui contribua à l’émergence de la formation à la fin des années 60 »

C’est sans doute pour cela que les chemins de Jean-Marie et de la formation professionnelle se sont croisés aussi rapidement : il incarnait pleinement ce qui contribua à l’émergence de la formation à la fin des années 60, à savoir une alliance inédite, et perdue depuis, entre le courant politique des cathos-sociaux, incarné par Jacques Delors, et les idées de la deuxième gauche dans la mouvance de Mai 68. Le point commun entre les deux ? Le souci d’émancipation des individus, la volonté de construire des cadres collectifs non-prescripteurs, le désir de s’appuyer sur les corps intermédiaires et de ne pas tout attendre de l’État, le souhait de mettre à la disposition de chacun les moyens de choisir les voies de sa destinée. Pour le dire encore plus simplement, la constante promotion de l’autonomie à tous les niveaux, comme en témoigne encore sa chronique publiée au mois de juin dernier .

C’est pour cela qu’il fut un militant acharné de la reconnaissance d’un droit individuel à la formation, sous la forme du congé individuel de formation puis du CPF Compte Personnel de Formation , conçu comme la capacité de chacun à exercer un pouvoir et à ne pas être pris dans les rets de la prescription.

C’est pour cela qu’il défendit, avec parfois la foi du charbonnier, le dialogue social et l’autonomie des partenaires sociaux, contre la seule régulation étatique, jacobine, unilatérale et descendante.

C’est pour cela qu’il plaida sans relâche pour l’éducation populaire et toutes les formes d’apprentissage et d’éducation, contre la prétention de quelques-uns à se vouloir seuls légitimes pour dispenser une éducation de qualité. Il raillait gentiment les mandarins, abhorrait les statuts et me montrait le carnet nécrologique du journal Le Monde lorsque le nom du défunt était suivi par la liste de ses décorations, titres et qualités : « Saint-Pierre va être impressionné », souriait-il.

C’est pour cela aussi qu’il n’opposa jamais la noble éducation et le vil travail, préférant y voir deux chemins possibles d’émancipation. Il avait le goût des randonnées et appréciait que chacun trace son propre chemin. Les autoroutes, et surtout celles de la pensée, n’étaient pas ses voies favorites.

C’est pour cela qu’il défendit la liberté d’enseigner par tous, sans privilège de statut, et dénonça la suspicion illégitime qui pèse sur les organismes de formation privés. Non par libéralisme ou credo dans les forces du marché, mais par goût de la liberté et souhait que dans ce domaine cent mille fleurs fleurissent. Et s’il était favorable à une régulation, il la déclinait comme toujours en plusieurs strates : des règles de base et structurantes fixées par l’État, des priorités définies par les partenaires sociaux et une autorégulation par la profession tant l’exigence envers soi-même et la responsabilité sont des composantes essentielles de la liberté.

J’ai pu vérifier cette exigence à l’occasion de ma première véritable rencontre avec Jean-Marie, lors d’une intervention au début des années 90 à l’Institut National du Travail à Marcy-l’Étoile. Ce fut pour moi l’occasion de recevoir le meilleur conseil professionnel qui soit. Jean-Marie présentait aux futurs inspecteurs du travail le système allemand de formation professionnelle. Il le fit, comme à son habitude, en resituant le fonctionnement dans l’histoire politique et sociale de l’Allemagne. J’étais chargé, ayant écrit un ouvrage sur le sujet, de présenter la formation professionnelle en Espagne. Ma présentation était plus technique, plus précise que la sienne, mais sans grandes perspectives. Sur le chemin du retour, il me dit en souriant : « C’est bien ce que tu as fait, mais il faudrait que tu prennes plus de risques intellectuels ». J’ai reçu ce qui était dit sur un ton chaleureux et encourageant comme une gifle dont je sens encore la marque. J’ai toujours essayé depuis, de m’en tenir à ce conseil qui rejoint le credo de Maurice Haurioux dont le buste trône dans les jardins de l’Université de Toulouse : « un peu de sociologie éloigne du droit, beaucoup de sociologie y ramène ». Sans perspective historique et sociale, sans resituer la règle dans les conditions de sa production, sans une compréhension vaste qui s’ajoute à la compétence technique, bref sans culture, on ne fait pas du droit, on fait du bricolage technique de circonstance.

J’ai de l’admiration professionnelle pour Jean-Marie Luttringer, pour son parcours, pour son engagement, pour ses écrits, pour les longs temps de débats exigeants et pour tous les chemins qu’il nous a ouverts.

Mais j’ai surtout une immense affection pour l’ami dont la fidélité n’a jamais fait question, pour le rêveur qu’il était bien loin de son image publique, pour l’appréhension poétique du monde qu’il exprimait souvent et la pudeur qu’il mettait à se confier sur ses sentiments profonds, sur son attachement à sa famille, moi qui l’ai vu être pris de sanglots en évoquant la santé de ses petits-enfants.

Je le remercie, lui qui portait le prénom de mon père et avait son âge, de n’avoir jamais, véritablement jamais, établi un quelconque rapport paternel et encore moins paternaliste, et de m’avoir très rapidement considéré comme un interlocuteur partageant le plaisir de la dialectique dans un rapport de stricte égalité et dans le souci commun d’explorer des champs nouveaux.

Je pourrai dire que je lui dois beaucoup, mais l’amitié ne tient pas de comptes : on ne doit rien à un ami, on savoure simplement les moments passés ensemble lorsqu’ils se présentent, à leur rythme. Le temps est donc venu d’avoir une autre forme de dialogue avec lui, une autre manière de partager une bière, de s’amuser à le bousculer un peu, de se réjouir d’un échange à venir qui permettra, comme toujours avec lui, de comprendre un peu mieux ce qui nous entoure. Car ce dialogue qui s’est instauré il y a bien longtemps se poursuivra. Je ne suis pas près de quitter mon ami Jean-Marie Luttringer.


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