
La fabrique accélérée des compétences cœur de métier, nouvel enjeu RH (Marc Dennery)
La tempête des tarifs douaniers a remis le sujet sur la table : « Peut-on relocaliser en France et en Europe des usines rapidement ? ». La réponse des experts est unanime : « Non, car on n’aura pas les compétences ! », en plus que d’avoir un problème de coût du travail et de l’énergie…
Effectivement, ce n’est pas si simple de « fabriquer des compétences ». Il ne suffit pas d’inscrire des personnes en formation. C’est beaucoup plus complexe. Car une entreprise a certes besoin de compétences individuelles, mais pas seulement. Il lui faut aussi des compétences « cœur de métier ».
De quoi il s’agit exactement ? Comment fabriquer ces compétences « cœur de métier » ? Quelles leçons en tirer pour les fonctions RH et L & D ?
Une analyse de Marc Dennery
Directeur associé @ C-Campus
, C-Campus
Créé en 2007 par Marc Dennery et Henri Occre, C-Campus regroupe aujourd’hui une équipe de consultants permanents et partenaires intervenant sur des missions de conseil, de formation et…
, pour News Tank.
Que signifie maîtriser des compétences « cœur de métier », pour une entreprise ?
Concrètement, c’est quand l’entreprise maîtrise des savoir-faire distinctifs qui lui permettent de produire de façon unique des services ou produits à valeur ajoutée. Ces savoir-faire ou compétences propres à l’entreprise sont beaucoup plus que la simple somme des compétences individuelles de ses ressources humaines.
Si on fait un parallèle avec le football, la compétence « cœur de métier » d’une équipe, c’est beaucoup plus que la somme des talents individuels des 11 joueurs qui démarrent le match. D’ailleurs, les équipes où les talents se côtoient seulement ne performent pas. La compétence qui fait la performance, c’est aussi l’entraîneur, un savoir-faire tactique, un état d’esprit (jouer ensemble, avec solidarité, les uns pour les autres, au service d’un projet de jeu et humain, fait toute la différence…) le banc des remplaçants, les préparateurs physiques, les analystes vidéo, les kinés… Donc toute une organisation, des méthodes et technique d’entraînement, de préparation, de récupération, un réseau d’équipementiers et de partenaires, spécifiques, qui apportent chacun leur valeur ajoutée.
Pour le dire autrement, les compétences cœur de métier d’une entreprise, ce sont trois couches complémentaires et interdépendantes de compétences.
1) Des compétences collectives
Ce qui compte, c’est le maillage des compétences au sein de l’entreprise. Ce n’est pas la quantité ou la qualité des compétences individuelles qui fait la différence, mais leur complémentarité et leur mise en œuvre au bon endroit, au bon moment.
2) Des compétences organisationnelles
Dans le modèle de l’artisanat, la compétence repose sur la personne. D’où le compagnonnage. Dans le modèle entrepreneurial, c’est l’organisation qui porte la compétence. Il suffit de visiter une usine ou de passer derrière le guichet d’une agence bancaire pour le comprendre. La compétence est incorporée dans les modes opératoires, les outils, les processus. Tout est rationalisé, afin de permettre l’enchaînement le plus fluide des tâches.
3) Des chaînes de compétences client-fournisseurs
Par « chaînes de compétences », on entend les chaînes d’interdépendances qui sont à l’œuvre entre les différents clients-fournisseurs impliqués pour mettre le produit ou le service sur le marché. Toyota a été la première entreprise à comprendre l’importance de ces interdépendances. Elle en a créé un modèle de management : « le Toyotisme ». Il repose sur le principe de l’entreprise élargie. L’entreprise en contact avec le client aide à développer les compétences de ses fournisseurs, pour accroître sa propre compétitivité. On est aux antipodes de « l’art du deal » façon Donald Trump : il s’agit de bâtir des partenariats de compétences solides et pérennes, où chacun, selon ses capacités, apporte sa pierre à l’édifice.
Comment accélérer la fabrique des compétences cœur de métier de l’entreprise ?
Cela fait des décennies qu’experts, consultants et chercheurs essaient de répondre à cette question. Cela a donné lieu à un courant en sciences de gestion : « l’organisation apprenante », avec ses maîtres à penser venus d’outre-Atlantique : Peter Senge, Chris Argyris, Donald Schön, qui étaient en vogue dans le monde de la formation pendant les années 1990.
La déferlante digitale, les réformes de la formation toujours plus rapprochées et les cofinancements toujours plus substantiels ont fait passer au second plan leurs pistes pour l’organisation apprenante. Elles sont pourtant plus que jamais utiles pour les entreprises qui souhaitent relocaliser ou tout simplement développer leur compétitivité.
On peut les résumer à travers quatre idées-forces.
1) Modéliser ses savoir-faire
La fabrique accélérée des compétences démarre par le recensement, la formalisation et la modélisation de ses savoir-faire critiques. Tout ce qui peut être écrit, schématisé, digitalisé, enregistré, capitalisé, doit l’être. Car tout ce qui est tracé devient disponible à tous et donc fait gagner du temps. Ce travail est généralement réalisé par les bureaux des méthodes ou les équipes de lean production dans les usines. Dans les métiers du service, ce travail peut être pris en charge par des équipes de knowledge management ou des directions métiers ou de la transformation. Mais c’est moins systématique. L’IA va certainement bien aider dans ce domaine.
Modéliser ses savoir-faire est donc indispensable même dans une petite entreprise. Si l’on prend l’exemple de votre agence d’information préférée, News Tank (90 collaborateurs), elle a créé en 2012 lors de sa fondation, et met régulièrement à jour, plusieurs chartes internes (éditoriale et commerciale, notamment) qui définissent les règles et méthodes très spécifiques des métiers de journaliste et de commercial dans cette entreprise.
2) La véritable compétence se joue aux interstices du travail
Aucune entreprise compétente ne s’arrête à la modélisation du travail prescrit, sinon elle devient une bureaucratie. Tout se joue dans les interprétations du travail tel qu’il est défini. L’image du quintet de jazz est la plus parlante pour comprendre ce qui est à l’œuvre. On part d’une grille précise d’accords (le travail prescrit) à partir de laquelle guitariste, saxophoniste, pianiste bassiste et batteur (experts ou collaborateurs) s’écoutent et s’adaptent l’un à l’autre, pour produire, ensemble, la meilleure performance.
3) Les compétences sont le résultat d’une courbe d’expérience
Aucun collectif ne sait bien faire dès la première fois. Il faut du temps, de la confiance, de l’écoute, de la compréhension mutuelle et la création d’automatismes. C’est ce que l’on appelle la courbe d’expérience. Celle-ci peut être raccourcie (cf. point suivant), mais elle n’est jamais égale à zéro. Ce qui signifie qu’il faut de la stabilité dans les équipes. Une entreprise qui remplace ses CDI par des intérimaires en fait immédiatement l’expérience. Elle flexibilise sa main-d’œuvre pour diminuer ses coûts. Mais ce qu’elle prend pour le meilleur est aussi le pire : perte de productivité et de qualité, augmentation des taux d’accident du travail… Comme il a fallu quelques mois à Kylian Mbappé pour prendre ses marques au Real Madrid, il faut aussi un peu de temps à tout intérimaire, pour s’adapter aux nouveaux process et à la façon de travailler de ses collègues. Et il le fera d’autant moins vite et avec d’autant moins de cœur qu’il sait ne pas être inscrit dans les plans de l’entreprise. Sans pouvoir se projeter, pourquoi s’investir ?
4) La réflexivité accélère la courbe d’expérience et évite les phénomènes bureaucratiques
Peter Senge appelle cela la « pensée systémique », Chris Argyris « l’apprentissage en double boucle ».
Chez C-Campus nous privilégions le terme de « réflexivité » ou d’analyse réflexive, issue des travaux de recherche en didactique professionnelle. Il s’agit de prendre du recul sur ses pratiques de travail pour analyser ce qui fonctionne bien et ce qui fonctionne moins bien afin de l’améliorer. Le cas échéant, cela permet de remettre en cause ses processus, modes opératoires, voire ses modèles mentaux (les petites voix intérieures qui guident nos actions).
Cette pratique de mise à distance de son travail, individuel ou collectif, accélère considérablement les courbes d’expérience : en verbalisant collectivement ce que l’on fait, on comprend mieux comment s’adapter mutuellement. Et cela permet également de réinterroger en permanence le travail tel qu’il est prescrit. Ce qui évite de tomber dans un travers bureaucratique, qui guette toujours quand on cherche à modéliser.
Politique RH-Formation : et si on changeait de stratégie ?
Les politiques RH-Formation se sont focalisées ces dernières années quasi exclusivement sur les compétences individuelles. Poussés par les pouvoirs publics et les représentants du personnel, nous avons formé des individus pris séparément, plutôt que de chercher à fabriquer le plus rapidement possible des compétences cœur de métier.
DRH et direction L & D ont souvent laissé le management se débrouiller dans ce domaine. Les managers ont bricolé, surtout dans les industries les moins normalisées. Car on n’apprend pas à fabriquer des compétences dans les écoles d’ingénieurs, de commerce, de finance, ni même de management. Dans le monde anglo-saxon, on l’apprend à travers des diplômes de spécialité en OD (Organizational Development) et en France en sociologie des organisations, psychologie du travail ou en psychosociologie.
À notre humble avis, il est urgent pour les DRH, DDRH et Directions L & D de réinvestir ce champ et de venir en appui du management.
Elles peuvent intervenir sur trois axes majeurs :
1) Créer et animer une fonction « facilitateur de développement des compétences collectives »
La mission de ce facilitateur est d’aider le management intermédiaire (30 à 100 personnes) sur l’organisation des apprentissages en situation de travail. Ce n’est pas un job à temps plein, mais davantage une mission pour des experts qui veulent élargir leur champ d’intervention à l’animation de groupes d’analyse de pratiques ou d’amélioration continue, à la mise en œuvre de mentorat ou de tutorat, de veille, etc.
2) Monter en compétence les managers sur les techniques d’analyse réflexive
Aujourd’hui les managers sont formés aux techniques de feed-back. Or, cette technique est en train de lasser collaborateurs et managers. De surcroît, elle est loin d’avoir fait la preuve de son efficacité.
L’inefficacité de la technique du feed-back vient de la relation de pouvoir que cette technique impose. Quoi qu’on fasse, c’est quasiment toujours un hiérarchique qui fait part de ce qu’il voit et ressent à un collaborateur, qui ne peut que s’expliquer et dans le pire des cas, se justifier.
Il faut sortir de cette relation asymétrique. Si on veut que le collaborateur s’engage, change, se transforme ou tout simplement fasse les choses différemment dans son quotidien, il faut lui laisser trouver son chemin par lui-même. C’est pourquoi les techniques d’analyse réflexive qui ne sont qu’un questionnement neutre, mais précis et stimulant, sont bien plus puissantes que le feed-back. Mais ces techniques sont inconnues des managers. Il faut donc les former et les accompagner pour qu’ils les maîtrisent.
3) Sacraliser du temps pour qu’ils apprennent en situation de travail
Analyse réflexive, mentorat, co-dév, action learning ou encore speed dating de compétences (chaque collaborateur est tour à tour formé et formateur de ses collègues) nécessite du temps. Ce temps, certains managers savent l’organiser. La majorité d’entre eux hésitent ou n’ont même pas conscience qu’il faut le faire.
Certaines entreprises ont pris le problème par le haut et ont sacralisé entre une à deux heures par semaine ou tous les 15 jours, pour que leurs collaborateurs apprennent en situation de travail. Google avait montré la voie, SG et Blablacar lui ont emboîté le pas et bien d’autres aujourd’hui ont un temps dédié au développement des compétences au sein des équipes. Mais attention ! Ceci ne doit être ni une mode, ni un gadget. Pour que cela fonctionne, encore faut-il que les deux idées-forces précédentes soient mises en œuvre concomitamment. Sinon, le rituel de formation devient vite une pause-café de plus !
Marc Dennery
Directeur associé @ C-Campus
- Innovation pédagogique
- Optimisation de la fonction formation
- Impact des évolutions du cadre réglementaire de la formation
OUVRAGES
- Le grand livre de la formation (Contribution - ouvrage collectif) - DUNOD, 4ème édition à paraître 2025
- Le guide pratique de la formation (Direction et contribution - ouvrage collectif) - ESF 1999
- DIF & Professionnalisation : comment adapter l’offre de formation - ESF 2006
- Réforme de la formation professionnelle - année II, ESF 2005
- Acheter et vendre de la formation, Editions de la performance 2003
- Piloter un projet de formation, ESF 1999, 5ème édition 2008
- Evaluer la formation après la réforme, ESF 2005
- Organiser le suivi de la formation - ESF 1997
BLOG
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Parcours
Directeur associé
Directeur développement de l’emploi et formation
Manager d’équipes de consultants
Responsable formation
Établissement & diplôme
DEA Sociologie du travail
Maîtrise des sciences de l’information et de la communication
Fiche n° 25010, créée le 28/08/2017 à 18:14 - MàJ le 13/05/2025 à 11:34
C-Campus
Créé en 2007 par Marc Dennery et Henri Occre, C-Campus regroupe aujourd’hui une équipe de consultants permanents et partenaires intervenant sur des missions de conseil, de formation et d’accompagnement dans le domaine de la professionnalisation et du développement des compétences.
Catégorie : Etudes / Conseils
Fiche n° 5463, créée le 27/08/2017 à 04:45 - MàJ le 23/04/2025 à 18:54
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