En 2024, sortir de la société de défiance ? (Jean-Pierre Willems)
En 2007, Yann Algan
Doyen associé des programmes pré-expérience @ HEC Paris (Ecole des hautes études commerciales de Paris)
et Pierre Cahuc
Professeur d’économie @ Science Po • Directeur @ Chaire sécurisation des parcours professionnels
publient un essai intitulé « La Société de défiance » dans lequel ils démontrent que la société française, plus que d’autres, se caractérise par des rapports élevés de défiances entre les citoyens mais également vis-à-vis des institutions, alimentant un incivisme chronique. Un regard sur les derniers textes parus en matière d’emploi et de formation en fin d’année 2023 suffit à constater que le diagnostic garde toute sa pertinence. Peut-on espérer inverser la tendance en 2024 ?
Une analyse de Jean-Pierre Willems
Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH @ Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne • Consultant @ Willems Consultant
pour News Tank.
Les constats d’Algan et Cahuc
Si les Français expriment davantage de défiance vis-à-vis de leurs concitoyens et des institutions que dans d’autres pays, nous expliquent Algan et Cahuc, c’est essentiellement pour deux raisons : l’étatisme et le corporatisme.
- L’étatisme c’est la volonté de l’État de tout régler de manière hiérarchique et verticale en allant dans les moindres détails.
- Le corporatisme, c’est la segmentation de la société en catégories dotées de droits et obligations spécifiques qui enferme chacun dans un ou des statuts au détriment de l’universalité des droits et obligations.
Pour le dire en termes juridiques, l’étatisme c’est la loi et le décret plutôt que la négociation et le contrat, et le corporatisme c’est la multiplication des textes spéciaux au détriment du droit commun.
Des règlementations prenant leur source dans la défiance
La fin de l’année 2023 a été marquée par une intense production législative et règlementaire dans le champ de l’emploi et de la formation. Or, force est de constater que la majorité des textes adoptés correspondent à la logique étatique et corporatiste dénoncée par Algan et Cahuc et sont bien loin du droit commun et de la négociation. Prenons les textes les plus récents :
La loi immigration
Dans son volet concernant l’emploi et la formation (les droits des travailleurs et étudiants étrangers), la loi immigration est une loi de défiance en ce qu’elle dénie à des personnes placées dans une même situation (travailleurs ou étudiants) l’égalité de droits, en ajoutant des conditions spécifiques pour les étrangers, suspectés de n’avoir comme unique motivation que l’accès aux prestations sociales.
La loi Plein emploi
La loi plein emploi, repose en grande partie sur la défiance à l’endroit des bénéficiaires du RSA qui voient l’accès à la prestation conditionnée par de nouvelles obligations. Basée sur la responsabilisation des allocataires dans leur démarche d’insertion, elle pourrait avoir pour effet d’augmenter le non-recours au droit, déjà très élevé, et paradoxalement de créer davantage d’obligations pour le titulaire du RSA, par définition en situation sociale difficile, que pour le demandeur d’emploi qui perçoit le maximum de l’indemnisation du chômage (ce qui suffirait à démontrer que le champ moral est davantage sollicité que le champ financier).
Décret du 28/12/2023 sur le refus de CDI
Le décret du 28/12/2023 relatif au refus d’un CDI par un salarié en CDD repose entièrement sur la défiance vis-à-vis des salariés suspectés de préférer l’indemnisation de l’assurance chômage à un emploi.
Décret du 28/12/2023 sur la sous-traitance pour les formations CPF
Le décret du 28/12/2023 relatif au CPF qui règlemente la sous-traitance en matière de formation réalisée dans le cadre du CPF repose sur la défiance envers les sous-traitants présumés fraudeurs. Ce texte est presque caricatural en matière d’hyper règlementation étatique puisque c’est un arrêté qui fixera désormais le niveau admis de sous-traitance pour une activité économique spécifique, en l’occurrence la formation réalisée dans le cadre du CPF (difficile de faire mieux en matière de segmentation).
En s’en tenant aux derniers mois de 2023, on pourrait encore rajouter de nombreux symptômes de la persistance d’une approche par la défiance. Citons quelques exemples :
Non-agrément de la convention d’assurance chômage (à ce jour)
Le non-agrément à ce jour, de la convention d’assurance-chômage par l’État est une défiance exprimée à l’endroit des partenaires sociaux, une de plus pourrait-on dire, jugés incapables d’opérer une régulation financière sérieuse du régime. Ce non-agrément consacre la mise sous tutelle par l’État d’un régime qui fut paritaire et contribue à la disparition du paritarisme de gestion qui ne survit plus que, (provisoirement ?), dans les régimes de retraite complémentaire.
Guide Qualiopi V8
La Version 8
Une huitième version du guide de lecture en date du 23/11/2023 est publiée sur le site du ministère du Travail. Dans cette nouvelle version, il est notamment indiqué :
• à l’indicateur 5, que les…
du guide Qualiopi traduit également à sa manière le souci de l’État de règlementer par tout moyen y compris le « droit mou » : le guide n’est pas un document règlementaire et le décret et les indicateurs qualité n’ont pas changé nous dit-on. Oui mais le guide comporte une date d’entrée en vigueur et prévoit de manière explicite qu’il faudra à partir de cette date s’y conformer à peine de ne pas être certifié. Et les modifications essentielles de la V8 concernent moins l’amélioration de la qualité que le contrôle règlementaire des obligations.
Projet de durcissement du recours à la rupture conventionnelle
Et si l’on termine par un projet, on peut citer la volonté de rendre plus difficile le recours à la rupture conventionnelle, c’est-à-dire à la libre négociation des conditions de départ de l’entreprise, sous prétexte qu’elle favoriserait l’accès volontaire à l’assurance-chômage, la même suspicion à l’égard des individus préférant l’indemnisation au travail se retrouvant ici.
Le contre-exemple de la reprise de l'ANI partage de la valeur
On pourrait certes, et bien heureusement, trouver quelques contre-exemples, avec notamment la reprise par la loi sur le partage de la valeur en entreprise du 29/11/2023 de l’ANI conclu sur le même sujet par les partenaires sociaux le 10/02/2023. Mais cela ne saurait masquer la tonalité générale sur laquelle s’est achevée l’année 2023.
Un cercle vicieux
Les éléments décrits par Algan et Cahuc demeurent, comme nous pouvons le constater, bien présents :
- Un État soucieux de légiférer et de règlementer de manière très détaillée en utilisant l’ensemble des techniques à sa disposition : loi, décret, guides techniques ou questions-réponses qui se sont substitués aux circulaires et offrent de larges marges de manœuvre à l’exécutif parfois au-delà même de la loi comme l’épisode du questions/réponses sur l’abandon de poste a pu le démontrer ;
- Un droit toujours plus catégoriel qui oppose et divise plutôt que de rassembler dans un droit commun : nationaux/étrangers, CDI/CDD, salariés/chômeurs, demandeurs d’emploi indemnisés/bénéficiaires du RSA, maître d’œuvre/sous-traitant, etc. ;
- Une large mise à l’écart des mécanismes de négociation : non-agrément de la convention sur l’assurance-chômage, volonté de remise en cause de la rupture conventionnelle, critiques gouvernementales contre l’accord conclu en matière de retraites complémentaires, etc.
La société de défiance qu’ils dénonçaient s’en trouve ainsi confortée et justifiée. Or les auteurs y voyaient la cause de l’autodestruction du modèle social français et partant de notre cohésion sociale.
La confiance ne se décrète pas
Si l’on souhaite s’écarter du cercle vicieux de la défiance alimentant l’incivisme qui justifie ensuite davantage de défiance, il est nécessaire de sortir de la mesure de circonstance et du temps immédiat pour s’inscrire dans la volonté d’un changement culturel qui ne connaît qu’un chemin : celui du temps long.
Il faudrait alors se donner comme objectif, selon la formule de Guy le Boterf, de faire du « management jardinier », autrement dit de créer les meilleures conditions possibles pour que les choses se passent différemment. Et pour cela :
- Favoriser, et non rendre obligatoire, la négociation qu’elle soit collective ou individuelle. Ce qui supposerait également, dans notre pays jacobin, que des organisations syndicales cessent de préférer la loi à l’accord en ce qu’elle serait plus protectrice par nature (paradoxe : les mêmes ne cessent de dénoncer des lois jugées rétrogrades) ;
- Promouvoir les règles générales et rechercher systématiquement à disposer d’un droit commun capable d’envisager la multiplicité des situations plutôt que de vouloir règlementer chaque cas particulier, ce qui conduit à l’hypertrophie du droit qui renforce les effets de statuts et les corporatismes associés et rend par ailleurs le droit illisible et crée les conditions de son inapplicabilité (ce qui justifiera ensuite la multiplication des contrôles et alimentera la défiance).
- Renoncer à tout régir dans le détail, soit le vœu pieu qu’aucun gouvernement n’a jamais exaucé : légiférer moins et mieux.
Énoncer des principes est le plus facile. Reste à les faire vivre au quotidien. On peut prendre deux exemples de lois qui ont su créer un environnement favorable à la confiance :
- Les ordonnances de 2017 relatives au dialogue social : les accords d’entreprise sont passés de 60 à 65 000 en moyenne par an à 80 000 toujours en moyenne entre 2018 et 2022 ;
- La loi du 05/09/2018 sur l’apprentissage : en faisant de l’apprentissage non pas un dispositif spécifique mais une voie générale d’éducation, elle a permis de tripler le nombre d’apprentis.
Dans le premier cas, aucune obligation de négocier mais des moyens de négociation facilités (avec les OS, avec les CSE, avec les salariés mandatés) et la possibilité élargie de créer des normes au niveau de l’entreprise.
Dans le second cas, une confiance donnée aux entreprises et aux familles pour faire le choix d’une voix dans laquelle on s’engage par choix positif : diplôme, salaire, expérience, droits sociaux, gratuité de l’enseignement, etc., et non par orientation négative.
Négociation sur le « Nouveau pacte de la vie au travail » : une opportunité ?
En ce début d’année, une opportunité nous est fournie avec l’invitation faite aux partenaires sociaux de négocier sur « un nouveau pacte de la vie au travail ». Même si le document d’orientation envoyé fin novembre 2023 aux organisations patronales et syndicales rappelle à toutes les pages ou presque que les équilibres financiers ne doivent pas être mis à mal par la négociation, il n’en reste pas moins très ouvert et assez peu contraignant sur les trois champs concernés : le CETU Compte épargne temps universel (compte épargne temps universel), l’emploi des seniors, et les reconversions et l’usure professionnelle.
Cette négociation ouvre un double challenge pour les partenaires sociaux et l’État :
- Pour les partenaires sociaux, l’ampleur du champ ouvert à la négociation fixe le niveau d’exigence : si de l’eau tiède sortait de la voie paritaire cela conforterait la tendance naturelle de l’État à penser qu’il doit tout faire lui-même ;
- Pour l’État, et en cas d’accord ambitieux, le challenge sera double : prendre en compte la négociation et ne pas la nier au motif qu’elle engagerait des dépenses publiques, renvoyant les partenaires sociaux à un statut d’irresponsables, faire jouer sa légitimité propre en conjuguant démocratie politique et démocratie sociale, soit amender le projet des partenaires sociaux pour en faire un droit commun sans le dénaturer mais sans considérer que tout aménagement relève de la trahison.
En cette période de vœux, on peut souhaiter que cette négociation soit l’occasion de mieux débuter 2024 que 2023 ne s’est achevée, pour peu que l’on ne se résigne pas à vivre dans une société de défiance.
Jean-Pierre Willems
Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH @ Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Consultant @ Willems Consultant
Parcours
Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH
Consultant
Responsable du master RH
Partenaire
Établissement & diplôme
DESS Gestion du personnel - Droit (Michel Despax)
Fiche n° 24709, créée le 10/08/2017 à 15:40 - MàJ le 13/12/2024 à 09:59
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