Libérons la pédagogie des contrats d’apprentissage ! (Marc Dennery, C-Campus)
Les pouvoirs publics ont du mal avec la pédagogie des contrats d’apprentissage. Certes la loi du 05/09/2018 a enfin ouvert l’Afest à la formation professionnelle continue, mais elle est restée exclue pour l’apprentissage. Et avec la loi de finances du 14/02/2025, l’État a réduit les NPEC de la formation à distance.
Pourquoi ces réticences autour de modalités pédagogiques, qui pourtant ont fait leurs preuves ?
Et comment libérer les contrats d’apprentissage de contraintes pédagogiques obsolètes ?
Une tribune de Marc Dennery
Directeur associé @ C-Campus
, directeur associé de C-Campus.
Les décideurs victimes de la doxa pédagogique
Les pouvoirs publics, et plus largement, la plupart des décideurs dans le domaine de la formation, sont victimes de ce que l’on pourrait appeler, avec Pierre Bourdieu, la doxa pédagogique, c’est-à-dire la pensée dominante en formation, le « sens commun » accepté par tous sur ce qu’est une « bonne » formation.
En même temps, à pas cadencés ! »Cette représentation de la formation efficace, jamais clairement énoncée, mais toujours présente dans les discours et les décisions est fortement marquée par « l’empreinte scolaire ». Ceux qui font aujourd’hui la doctrine sur la formation croient encore que former, c’est « faire classe », c’est transmettre un savoir ou un savoir-faire. Et que la bonne formation, c’est la formation classique avec son unité de lieu (un espace délimité en dehors du travail), son unité d’action (un ensemble de participants poursuivant les mêmes objectifs pédagogiques) et de temps (et le faisant en même temps, à pas cadencés !).
Le digital learning, le métavers univers numérique multidimensionnel dans lequel les utilisateurs agissent en incarnant des avatars. ou même l’IA Intelligence artificielle , pour l’instant, ne changent rien à cette vision passéiste. Ces nouvelles technologies sont au service d’une approche scolaro-centrée de la formation : ils permettent seulement d’optimiser à la marge les processus de formation et ne changent pas grand-chose aux processus d’apprentissage.
Pas de « parfaite méthode » »Comme le dit le professeur émérite, spécialiste de l’apprenance, Philippe Carré, cette représentation classique de la formation, c’est « l’erreur pédagogique fondamentale » que l’on peut traduire à travers trois idées fausses lourdes de conséquences :
- On ne forme jamais une personne, c’est la personne qui apprend !
- L’adulte en formation n’est pas un élève qui a grandi : ses connaissances antérieures, ses préconceptions de ce qu’est l’apprentissage et ses motivations déterminent grandement son engagement et ses préférences, en termes de modalités d’apprentissage.
- Il n’existe pas de « parfaite méthode » ou de « one best way pédagogique » en formation des adultes. L’efficacité pédagogique est plurielle (combinaison de « constantes de l’apprentissage », de « variables pédagogiques » et de « variables socio-organisationnelles ») et contingente (toujours dépendante du contexte de formation : profil des apprenants, support du management ou du financeur, etc.).
Je fais ici largement référence au rapport réalisé par Philippe Carré pour le compte de la fédération Les acteurs de la compétence
• Fédération représentant plus de 1 350 adhérents, dont plus de 800 entreprises de formation. Également ouverte aux cabinets de conseil et accompagnement, aux éditeurs de contenus, aux…
: « L’efficacité pédagogique en formation pour adultes » qui sortira en librairie aux éditions Dunod en juin 2025.
Croire que la formation « c’est l’école des grands » induit des prises de position qui vont à l’encontre de ce que devrait être la formation aujourd’hui. C’est malheureusement ce que fait le Législateur, quand il exclut l’Afest de l’apprentissage et quand il cherche à pénaliser la formation à distance. Loin de s’ouvrir à la logique de « l’apprenance » et de placer l’apprenant au cœur des dispositifs d’apprentissage, il privilégie le bon vieux modèle scolaire.
D’ailleurs, ce modèle scolaire, il est certes vieux, mais est-il vraiment « bon » ? Certainement pas, si l’on en juge par les résultats catastrophiques des élèves français dans les évaluations internationales (PISA) et par son piètre rapport résultats-coûts.
L’alternance pédagogique, l’impensé de la loi du 05/09/2018
Cette représentation passéiste de la formation se traduit plus globalement dans des principes implicites qui sont au fondement de la pédagogie de l’alternance, telle qu’elle a été pensée, ou pour être plus précis « impensée », à travers la loi du 05/09/2018.
Pour les résumer rapidement :
- La responsabilité de la réussite de la formation porte quasi exclusivement sur le CFA. Il lui revient de mettre en place la formation la plus efficace possible, en respectant les 32 critères de Qualiopi et en s’engageant à respecter la prestation vendue (contrôle du service fait). En cas d’abandon, c’est le CFA qui est pénalisé par le financeur, pas l’apprenant ni l’employeur.
- Les entreprises sont incitées (avec force primes) à embaucher des apprentis mais l’État ne leur impose pas en contrepartie d’exigences de formation. Et rares sont les Opco qui exigent d’ailleurs une formation ou une habilitation/qualification pédagogique des tuteurs (seules les règles de sélection du Maître d’apprentissage sont contrôlées).
- Conséquence : on est dans une logique d’alternance « juxtaposée » : en CFA, on apprend les fondamentaux du métier et en entreprise on les pratique, plus ou moins bien accompagné. On n’est pas dans une logique « intégrée » , où ce que l’on apprend en formation est approfondi en entreprise et vice-versa.
La France peut être fière de son million d’apprentis, mais elle est bien loin du modèle dual allemand. En francisant le modèle allemand de l’apprentissage, le Législateur l’a détourné pédagogiquement. Le lien formation-travail n’a été ni pensé ni stimulé.
On a reproduit le schéma scolaire, d’où les parts de marché prises par les écoles de l’enseignement supérieur privé, dans le champ de l’alternance. L’effet quantitatif du million d’apprentis ne s’est pas traduit par une effervescence en termes d’innovation pédagogique : point de logique d’apprenance, d’alternance intégrée ou de personnalisation des parcours.
Trois pistes pour sortir de l’impasse gestionnaire et libérer la pédagogie de l’apprentissage de ses contraintes
Face aux abus de certains opérateurs et surtout aux conséquences de la crise budgétaire, Gouvernement et Législateur essaient de résoudre le problème en urgence. Guidés à la fois par une logique passéiste de ce qu’est une « bonne » formation en alternance et une approche gestionnaire (faire autant avec moins !), ils préconisent des solutions rustines, là où il faudrait repenser totalement le modèle d’apprentissage.
Sans pouvoir, dans l’espace de cet article, présenter complètement ce que pourrait être un modèle en alternance alternatif à celui de la loi du 05/09/2018, nous souhaiterions indiquer trois pistes à investiguer pour sortir de la double impasse scolaro-centrée et gestionnaire.
Piste #1 : éviter de rajouter des contraintes pédagogiques à l’apprentissage
Puisqu’il n’existe pas de « one best way pédagogique », évitons de fixer un cadre contraignant en matière pédagogique pour l’apprentissage.
- Ouvrons enfin l’apprentissage à l’Afest, car l’Afest est une modalité pédagogique qui a toute sa place dans une formation en alternance, notamment parce qu’elle peut mobiliser davantage l’entreprise dans l’apprentissage (cf. piste #3)
- Évitons les mesquineries et cessons la réduction de 20 % des NPEC pour les formations 100 % à distance, car formation à distance + tutorat bien structuré, c’est un combo gagnant dans bien des cas de formations en apprentissage.
- Et enfin arrêtons les contrôles qui se multiplient dans le domaine de la pédagogie (Qualiopi, D2OF, et aujourd’hui Caisse des Dépôts) et qui ne font qu’augmenter les coûts des formations, sans pour autant freiner la prolifération des organismes de formation sans éthique. Pire, ces contrôles renforcent les pratiques scolaro-centrées, car les auditeurs/contrôleurs ne connaissent pas grand-chose à la pédagogie des adultes. Ils n’ont le plus souvent comme expertise, dans le domaine de la formation, que leur expérience d’élève puis d’étudiant.
« Chacun son métier et les vaches seront bien gardées ! »
L’aberration, c’est que ces auditeurs/contrôleurs demandent, parfois exigent, et dans tous les cas cherchent à évaluer la qualité des objectifs et scénarios pédagogiques, des quiz d’évaluation, des dispositifs d’accompagnement mis en place, etc.
Soyons sérieux ! Imaginerait-on, dans le secteur du transport aérien, un auditeur n’ayant jamais piloté un avion de ligne faire passer une Qualification de Type (QT) à un commandant de bord d’Airbus ou de Boeing ? C’est pourtant ce qui se passe dans le secteur de la formation quand les autorités de contrôles et leurs auditeurs posent des questions sur la pédagogie aux organismes de formation.
À chacun son métier : au pédagogue la pédagogie et à l’auditeur l’efficience du dispositif. (cf. piste #2).
Piste #2 : se focaliser sur l’évaluation de la vraie valeur ajoutée d’un CFA
Évaluer les résultats de la formation en termes d’accroissement du niveau de compétences »La vraie valeur ajoutée d’un CFA, c’est sa capacité à développer les compétences de ses apprentis à coût maîtrisé. Mesurer cette valeur ajoutée est assez facile. Il suffit de comparer les compétences maîtrisées à la sortie avec les compétences à l’entrée et de rapporter le gain en compétences aux investissements consentis (les coûts de formation).
Cela suppose de changer de « métrique » : plus besoin d’évaluer le nombre d’heures de formation ou la qualité d’une formation, il suffit d’évaluer les résultats de la formation en matière d’accroissement du niveau de compétences. Et ceci est d’autant plus facile, qu’en apprentissage toute formation se termine par une certification.
En changeant de métrique, plus besoin de faire des contrôles de service faits compliqués, ni même de contrôle Qualiopi ! N’importe quelle IA est capable de traiter ce type de données. Reste à avoir des données d’entrées et de sorties, qui soient de qualité.
Pour ce faire, il faut repenser le système de certification imaginé en 2002 et séparer les fonctions d’opérateurs de certification et celles d’opérateur de formation. Là aussi, « Chacun son métier et les vaches… Cela ne se fera probablement pas en un jour, mais c’est inéluctable si on veut réellement assainir le marché de la formation (nous y reviendrons dans une prochaine tribune).
Piste #3 : conditionner les aides aux entreprises et/ou valoriser les entreprises exemplaires
Plutôt que de toiletter une énième fois un système dispendieux, exigeons des entreprises qu’elles s’investissent réellement dans l’apprentissage. Ce n’est pas en leur faisant payer un « Reste À Charge » (RAC) symbolique de 750 euros ou en étant moins généreux concernant les aides à l’embauche de certains publics d’apprentis, qu’on va à la fois résoudre le problème du financement de l’apprentissage et en améliorer son efficacité.
Repartir de zéro »Dans le domaine de l’apprentissage, il faut repartir de zéro. Oublier l’objectif quantitatif du million d’apprentis et se concentrer sur un objectif de qualité : une « fabrique accélérée des compétences » (cf. notre article précédent) grâce à une pédagogie profitant pleinement du principe de l’alternance.
Les entreprises en manque de compétences ne s’y sont pas trompées. Elles ne sont pas lancées dans la chasse à la prime. Elles ont investi dans la formation de leurs tuteurs, elles ont bâti des parcours de formation terrain (et souvent d’Afest, sans chercher aucun cofinancement public). Elles ont organisé des formations complémentaires pour aider leurs apprentis à développer des compétences qui leur sont propres. Elles ont mobilisé les managers et les collègues des apprentis, pour transmettre les savoir-faire métiers mais aussi et surtout les valeurs et l’éthique de l’entreprise.
Aujourd’hui, il faut aller plus loin et inciter et valoriser les entreprises qui font comme ces leaders de l’apprentissage. Pourquoi alors ne pas conditionner les primes à l’apprentissage à certaines bonnes pratiques (formation des tuteurs, mise en place de parcours de formation terrain…) et/ou valoriser par un label « Entreprise apprenante », les entreprises qui s’engagent à mettre en œuvre ces bonnes pratiques. On réduirait les effets d’aubaine et on accompagnerait la montée en compétences, et donc en gamme, des entreprises françaises !
Marc Dennery
Directeur associé @ C-Campus
- Innovation pédagogique
- Optimisation de la fonction formation
- Impact des évolutions du cadre réglementaire de la formation
OUVRAGES
- Le grand livre de la formation (Contribution - ouvrage collectif) - DUNOD, 4ème édition à paraître 2025
- Le guide pratique de la formation (Direction et contribution - ouvrage collectif) - ESF 1999
- DIF & Professionnalisation : comment adapter l’offre de formation - ESF 2006
- Réforme de la formation professionnelle - année II, ESF 2005
- Acheter et vendre de la formation, Editions de la performance 2003
- Piloter un projet de formation, ESF 1999, 5ème édition 2008
- Evaluer la formation après la réforme, ESF 2005
- Organiser le suivi de la formation - ESF 1997
BLOG
Animateur du blog www.blog-formation-entreprise.fr
Parcours
Directeur associé
Directeur développement de l’emploi et formation
Manager d’équipes de consultants
Responsable formation
Établissement & diplôme
DEA Sociologie du travail
Maîtrise des sciences de l’information et de la communication
Fiche n° 25010, créée le 28/08/2017 à 18:14 - MàJ le 13/05/2025 à 11:34