Les trois marchés de la formation professionnelle (Jean-Pierre Willems)

News Tank RH - Paris - Analyse n°345301 - Publié le 20/11/2024 à 18:00
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Jean-Pierre Willems - ©  Seb Lascoux

La réforme de 2018 a durablement structuré le marché de la formation professionnelle en trois segments distincts sur lesquels les pratiques ont vocation à se différencier de plus en plus. Le premier marché est celui de l’apprentissage, le deuxième celui de la formation continue financée par tiers payant et le troisième est le marché libre des entreprises et des particuliers. Chacun de ces marchés a ses caractéristiques et dynamiques propres, et il n’est pas si simple pour un organisme de formation de se positionner sur les trois segments.

Une analyse de Jean-Pierre Willems Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH @ Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne • Consultant @ Willems Consultant
pour News Tank.


Une structuration ternaire promise à durer

La loi du 05/08/2018 a créé de toutes pièces le marché de l’apprentissage (qui était auparavant un service public) et, pour ce faire, elle a copieusement réduit les financements disponibles pour la formation continue « de tiers payant », à savoir celle qui est financée par les pouvoirs publics et les fonds mutualisés.

Il suffit de regarder le modèle économique des Opco pour le constater :

  • En 2018, les Opca consacraient 25 % de leurs ressources à l’alternance et 75 % à la formation des salariés.
  • En 2023, 67 % des dépenses allaient à l’alternance et 33 % à la formation des salariés. Et si l’on ne prend en compte que les contributions légales en excluant les contributions conventionnelles et volontaires, le rapport est de 90/10.

Le transfert massif de ressources vers l’apprentissage s’est donc effectué en minorant fortement les fonds consacrés à d’autres dispositifs. Le maintien d’une politique d’apprentissage conduit à avoir durablement une différenciation de ressources avec la formation continue. Et la réduction des fonds consacrés à la formation continue a eu pour effet de développer un marché déjà existant : celui de la formation non intermédiée, autrement dit l’achat direct de formation par les utilisateurs sans financement public ou mutualisé.

Cette segmentation a vocation à perdurer et notre conviction est que ces trois segments ont vocation à évoluer de manière différente.

Le marché de l’apprentissage : stabilisation et régulation à venir

Après la période d’euphorie liée à la création du marché de l’apprentissage, vient celle de stabilisation et de maturité du marché. En matière de volumes, un plateau semble avoir été atteint en 2023 puisque, pour la première fois depuis 2018, la Dares Publié le 04/11/2024 à 12:13
251 900 contrats d’apprentissage ont commencé à fin août 2024, soit une augmentation de 1,9 % sur un an (+1,7 % pour les contrats du privé et +10,3 % pour ceux du public), d’après les derniers…
enregistre une baisse du nombre de personnes en apprentissage par rapport à l’année précédente à la date du 31/08/2024 (-1,4 %). Pour autant, cette baisse résulte moins du dispositif lui-même, qui continue à être financé sans limite budgétaire et sans qu’il n’y ait eu, en 2024, de restriction sur les aides à l’apprentissage, que de la conjoncture économique et de la dégradation de la situation de l’emploi qui en résulte.

Le marché de l’apprentissage conserve de nombreuses marges de développement :

  • Il a trouvé son public auprès des jeunes et des familles avec une image radicalement transformée en quelques années ;
  • Il a gagné des entreprises qui ne le pratiquaient pas ou peu ;
  • Il reste encore nombre de secteurs d’activité qui ne sont pas dotés d’une culture de l’apprentissage et offrent des champs de développement important.

Pour autant, l’avenir ne s’annonce pas de tout repos. Pour les établissements principalement positionnés sur le secondaire (titres et diplômes de niveau 3 et 4), les 15 années de baisse démographique à venir nécessiteront à la fois de forts investissements en matière de communication et d’attractivité, mais au-delà sans doute un repositionnement vers d’autres publics que les jeunes mineurs.

Pour les établissements positionnés sur l’enseignement supérieur, qui a connu la plus forte croissance ces dernières années, c’est la féroce concurrence sur ce champ qui renforcera la course à la taille (par croissance externe essentiellement sur un marché dont le rythme de croissance se ralentit), aux gains de productivité et à une communication toujours plus importante pour attirer les candidats.

Passée la période que l’on pourrait appeler de « constitution » du marché, nous entrons donc dans une phase où nous assisterons à la fois à des croissances fortes et à des organismes qui disparaîtront faute d’avoir trouvé le bon modèle économique dans le nouvel environnement ou de n’avoir pas suffisamment rapidement adopté un mode agile pour faire face aux mutations de l’apprentissage.

Le marché de la formation de tiers-payant : toujours plus de réglementation et de bureaucratie dans un marché orienté à la baisse

La formation de tiers-payant, c’est celle qui est financée par les pouvoirs publics : l’État via le FNE (réduit à sa portion congrue en 2025), les conseils régionaux, France travail, etc. Pour des raisons budgétaires évidentes, les fonds disponibles sont orientés à la baisse. Elle s’ajoute à la baisse du financement du CPF par France compétences et à la baisse déjà constatée des financements des Opco pour la formation des salariés.

En contrepoint de ces baisses, les exigences des financeurs et la réglementation ne cessent d’alourdir les obligations des organismes de formation : coût de mise en place et de maintenance, et à défaut de location, de certifications, coût de Qualiopi, contraintes nouvelles dans la gestion de la sous-traitance, etc.

Cet effet de ciseau entre une réduction des financements et une aggravation des charges de fonctionnement pose la question de la rentabilité de ce segment, sauf à intervenir sur une niche ou à parvenir à préserver un haut volume d’activité.

C’est sur ce segment que les défaillances d’organismes de formation sont les plus nombreuses et l’on assiste à un phénomène de retrait de certains opérateurs de ce champ.

Le marché libre : un marché extrêmement poreux

Les achats des entreprises auprès des organismes de formation, nonobstant les moindres remboursements par les Opco, continuent d’augmenter et s’établissent à 6 milliards d’euros en 2023. Les achats directs par les particuliers (hors CPF) sont plutôt stables et représentent depuis plusieurs années environ 1,5 milliard d’euros annuels.

Ce marché de la vente directe en BtoB ou BtoC est aujourd’hui peu réglementé : dès lors que le financement n’est pas public ou mutualisé, la relation commerciale peut s’établir librement et une part du marché échappe vraisemblablement à la statistique puisqu’il est possible de vendre du développement de compétences sans pour autant être un organisme de formation.

C’est ce qui explique que ce marché libre est un marché extrêmement poreux qui se trouve au carrefour de l’information, de la formation, du conseil, de l’événementiel, de l’édition, etc.

Il correspond à la diversification par les entreprises des moyens de développer les compétences de leurs salariés : plateformes de ressources en lignes, activités de co-développement, d’analyse du travail, de retours d’expériences, mises en situation, tutorat, parrainage, challenges, formation en situation de travail (et non Afest), conférences, pratiques managériales de debrefing, de feedback et d’accompagnement, nombreuses sont les modalités existantes pour faire de l’entreprise une organisation apprenante. Le moindre financement de la formation des salariés a ouvert le champ des pratiques.

Pour autant, un autre phénomène contribue à maintenir un marché de la formation spécifique : celui de la multiplication des obligations de formations réglementaires. Traditionnellement utilisées dans les domaines mettant en jeu la sécurité des personnes (transport, santé, sécurité…), les formations obligatoires s’étendent de manière parfois exponentielle à d’autres secteurs (banque, assurance, finance, alimentaire, immobilier, etc.). Toujours au nom du professionnalisme et de la protection du consommateur. Il en résulte une dépense contrainte et un marché non financé mais soutenu par la règlementation.

Pourquoi être présent sur les trois marchés est complexe

Les trois marchés ne visent pas les mêmes publics, ne renvoient pas aux mêmes produits, ne se commercialisent pas de la même manière, ne se produisent pas de manière équivalente, ne font pas face aux mêmes obligations et contraintes de gestion.

Pour les organismes qui sont présents sur ces trois segments (il en existe), on constate souvent qu’ils correspondent à trois activités gérées de manière distincte et, au final, bénéficiant d’assez faibles effets d’économies d’échelles ou de mutualisation. Sur le papier on pourrait se dire que les activités se nourrissent et s’enrichissent mutuellement, que les ressources pédagogiques sont de même nature, qu’un formateur peut travailler avec différents publics… La réalité s’avère souvent bien différente tant les exigences réglementaires, des financeurs, des personnes formées et des clients (lorsqu’ils sont distincts), s’avèrent différentes sur les trois segments.

Reste pour les organismes de formation à ne pas se tromper de segment ni de stratégie dans un environnement rapidement évolutif, extrêmement concurrentiel, fortement impacté par l’innovation technologique et très sensible, pour les deux premiers, aux arbitrages politiques.

Jean-Pierre Willems

Parcours

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH
Willems Consultant
Consultant
IGS Toulouse
Responsable du master RH
Centre de recherche et d’information sur le droit de la formation (UT1)
Partenaire

Établissement & diplôme

Université Toulouse 1 Capitole
DESS Gestion du personnel - Droit (Michel Despax)

Fiche n° 24709, créée le 10/08/2017 à 15:40 - MàJ le 04/12/2024 à 07:40

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Jean-Pierre Willems - ©  Seb Lascoux