Autonomie ou conformité : 2 cultures différentes de la compétence pour les entreprises (J-P Willems)
Le terme « compétence » est suffisamment polysémique pour que l’on ne souhaite pas en complexifier davantage le sens. Pour autant, il nous paraît important d’en distinguer deux dimensions sans lesquelles les débats sur la compétence peuvent virer au dialogue de sourd. Cette distinction impacte fortement la manière dont une organisation va se saisir de l’usage qu’elle fait des compétences de ses salariés. Nous les appellerons compétence de conformité et compétence d’autonomie.
Une analyse de Jean-Pierre Willems
Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH @ Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne • Consultant @ Willems Consultant
pour News Tank.
Une distinction fondamentale
Tout le monde, ou presque, s’entend sur une définition de la compétence comme « la capacité à mobiliser en situation des ressources pour atteindre un résultat », ce qui revient à reconnaître que la compétence est une capacité à faire, à réaliser une activité en utilisant les ressources dites incorporées (notre capital de savoirs et d’expériences) et les ressources externes (outils, informations, personnes…).
Si l’on veut aller un peu plus loin, on peut positionner cette capacité à faire autour de deux pôles : celui de la conformité et celui de l’autonomie.
- La compétence de conformité, c’est celle qui garantit la capacité à réaliser une activité avec un degré important de prescription, que celui-ci relève d’un mode opératoire, d’un script, d’un process normalisé, d’une règlementation, d’une norme professionnelle, d’un guide de bonnes pratiques, etc. La pratique préexiste, elle est codifiée et l’on vérifie la capacité des personnes à mettre en œuvre de manière conforme cette pratique. Il peut s’agir d’activités très différentes. Ce peut être aussi bien l’artisan qui utilise systématiquement les mêmes techniques, dans le même ordre, pour produire des objets de même nature ; cela peut être l’ingénieur qui respecte les spécifications d’un protocole de recherche ; cela peut être une hôtesse d’accueil qui applique la procédure de réception des visiteurs ; ou encore un cuisinier qui reproduit fidèlement une recette qu’il a mis de longs mois à mettre au point.
- La compétence d’autonomie, à l’inverse, n’est pas une compétence d’exécution, de réalisation, mais une compétence dans laquelle la personne va devoir réaliser un diagnostic de la situation, décider du comportement à tenir ou de l’action à réaliser, et va intégrer à ce comportement ou cette action des modalités non nécessairement prévues. Il en est ainsi dans les services aux personnes, dans la relation client ou dans le management : dès lors que la situation comprend des interactions humaines, lesquelles ne sont pas totalement prévisibles, modélisables et pré-identifiables, il n’est guère possible d’agir avec un degré élevé de prescription. Si des bonnes pratiques peuvent être identifiées, elles constituent des repères, mais n’excluent pas l’imprévu, l’inhabituel, l’exception ou le surgissement de comportements ou attitudes qui n’avaient jamais été envisagés.
Cette confrontation à l’inattendu n’est pas réservée aux activités directement en relation avec les interactions humaines, mais peut concerner tout évènement qui surgit comme « un éclair dans un ciel d’azur ». Un exemple nous est fourni par l’explosion, le 21/09/2001, de l’usine AZF à Toulouse : 7 500 blessés et des hôpitaux et personnes soignants confrontés à des situations qu’ils n’avaient guère envisagées. Il a fallu s’adapter, improviser, innover, bricoler et trouver des solutions. Et l’on a pu constater que ces actions avaient été menées avec une grande efficacité.
La compétence d’autonomie peut évidemment être sollicitée dans des circonstances moins extrêmes : lorsqu’une activité s’inscrit dans une chaîne de coopération, tout évènement perturbant l’amont va se répercuter sur l’aval et demander parfois à sortir des schémas habituels d’intervention. Et si l’on revient à l’art culinaire, on peut distinguer la compétence d’autonomie et la compétence de conformité de manière simple : la compétence de conformité, c’est être capable de réaliser parfaitement une recette pour arriver au résultat souhaité ; la compétence d’autonomie c’est la capacité à créer une recette nouvelle ou bien la capacité à ouvrir son frigidaire, à identifier les produits à disposition et à réaliser avec l’existant un plat équilibré et goûteux, que l’on aura élaboré non pas en suivant une recette, mais en utilisant des ressources plus fondamentales sur la connaissance des produits, des temps de cuisson, des assortiments, des conditions d’équilibre d’un plat, etc.
Si toute compétence s’évalue par le résultat, puisqu’il s’agit d’une compétence à faire, la compétence de conformité s’évalue également par le respect des modes opératoires, alors que la compétence d’autonomie s’évalue par la capacité de diagnostic de la situation, la qualité du choix dans les actions à mettre en place et le professionnalisme dans leur réalisation. C’est cette seconde méthode d’évaluation qui permet d’évaluer des métiers dont on dit parfois qu’ils sont « inévaluables », parce qu’ils dépendent en partie de paramètres que l’on ne maîtrise pas totalement, à savoir le comportement d’autrui : ainsi du management, de la médecine ou… de la formation.
La compétence de conformité : confort ou déqualification ?
La compétence de conformité prédomine dans les organisations très processées, soit par choix, soit en fonction de la nature de l’activité, soit pour des raisons de sécurité. On pourrait penser qu’elle est plus présente dans les systèmes industriels que dans les services, mais l’expérience nous enseigne que non : l’industrie demande parfois que des équipes autonomes prennent des décisions sur un processus qui comporte des aléas, et les services n’échappent pas à la prescription et à la mise en process des activités. Tous ceux qui ont réceptionné des appels commerciaux totalement scriptés peuvent en témoigner, comme ceux qui ont vainement tenté, à un guichet, de faire prendre en compte une demande que la procédure ou le système de gestion n’a pas intégré.
Pour le salarié, la compétence de conformité est une médaille à revers : elle peut constituer un confort, car elle clarifie la demande et l’attente de l’entreprise, et fournit un mode d’emploi. Elle a donc une dimension qui peut s’avérer rassurante.
Mais il y a un revers, et même deux. Le premier est que la prescription ne laisse guère de place à la compétence individuelle et à l’expérience. C’est l’organisation qui créé et fait évoluer les modes opératoires, et l’individu se trouve dépossédé de la compétence. Nous avons en souvenir cette grande entreprise de services qui a formé 1 200 personnes en charge de la relation client au comptoir. Avec une prescription très stricte sur la manière de réaliser des ventes additionnelles. Les salariés les plus expérimentés sont sortis furieux de la formation en constatant que, désormais, ils seraient évalués sur la réalisation conforme de l’activité et que tout leur savoir d’expérience venait de disparaître dans la prescription.
Le second revers est que, plus la prescription est précise, et plus elle a de chances, si l’on peut dire, d’oublier l’imprévu, l’accidentel, le non-conforme et autres grains de sable. Dans un tel cas, le salarié est placé devant une injonction paradoxale : respecter le processus, c’est ne pas traiter correctement la situation qui appellerait à sortir du cadre, et traiter la situation, c’est transgresser la demande de conformité. Des situations fortement génératrices de stress.
On peut ainsi voir la compétence de conformité comme celle qui est choisie par l’organisation pour s’approprier la compétence et, au final, être moins dépendante de ses salariés, qui deviennent plus interchangeables.
La compétence d’autonomie : émancipation ou mise sous tension ?
Comme la compétence de conformité, la compétence d’autonomie est une médaille à plusieurs faces.
Renforcer l’autonomie et la capacité de décision du salarié pour traiter une situation, c’est le responsabiliser et reconnaître aussi son importance dans la production de valeur ajoutée. C’est également ne pas l’inscrire dans un processus routinier, mais lui laisser de la latitude dans le choix de ses modes opératoires pour exercer son activité. Cela induit de la confiance et suppose un accompagnement pour outiller les personnes. Cet outillage peut consister en la mise à disposition de ressources, l’acquisition de « recettes », l’apprentissage de bonnes pratiques, mais il devra également inclure de la capacité de diagnostic, d’analyse et surtout de choix entre les différentes solutions à disposition. D’où l’autonomie, mais également la responsabilité, qui est l’inévitable corollaire de la liberté.
Le revers de cette potentielle émancipation du salarié qui n’est plus enfermé dans une prescription étroite, c’est la mise sous tension qu’elle peut générer. Tout d’abord, si les ressources, incorporées ou non, sont insuffisantes pour traiter les situations effectivement rencontrées. Ensuite, par la mobilisation mentale que suppose le traitement de situations pour lesquelles il va falloir construire, parfois très rapidement, des solutions efficientes. Enfin, la pression du résultat, puisque disposant de liberté quant aux moyens à utiliser, on sera surtout évalué sur les résultats obtenus. Certains voient dans la compétence d’autonomie le report sur l’individu des questions que l’organisation ne sait pas régler.
Les organisations qui parient sur la compétence d’autonomie se rendent davantage dépendantes de leurs salariés. Elles ont donc davantage d’enjeux managériaux que les organisations processées ou l’interchangeabilité des salariés est plus importante (même si les compétences de conformité peuvent également exister sur des très hauts niveaux techniques accessibles après un long parcours seulement : la prescription n’est pas la réalisation).
À l’évidence, nombre d’organisations manient les deux types de compétences : soit sur une même activité faite d’exigences prescrites et de champs d’autonomie, soit sur des activités différentes au sein d’une même structure. Mais la dominante reflète toujours la culture de l’organisation, celle qui est plutôt centrée sur les processus et les outils, au risque de perdre en engagement des salariés, et celle qui est plutôt basée sur l’autonomie et la confiance dans le professionnalisme des salariés, qui est plus exigeante en termes d’accompagnement et de management.
Jean-Pierre Willems
Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH @ Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Consultant @ Willems Consultant
Parcours
Chargé d’enseignement politiques droit et pratiques de formation - master DRH
Consultant
Responsable du master RH
Partenaire
Établissement & diplôme
DESS Gestion du personnel - Droit (Michel Despax)
Fiche n° 24709, créée le 10/08/2017 à 15:40 - MàJ le 04/12/2024 à 07:40