Colloque CDEFI : « Remettre du sens dans la formation des ingénieurs » (Gilles Escarguel, Lyon 1)
« Il faut repenser radicalement, en profondeur, la raison d’être de vos formations et de vos métiers », déclare Gilles Escarguel, responsable de l’enseignement obligatoire « Climat et transitions » de l’Université Lyon 1.
Il s’exprime lors d’une table ronde sur « la place du vivant dans les formations d’ingénieurs » devant les directeurs d’écoles d’ingénieurs réunis au colloque annuel organisé par la CDEFI, à Polytech Montpellier le 06/06/2024.
Face aux enjeux du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité, « le cahier des charges des ingénieurs est extrêmement simple : les ingénieurs sont ceux qui sont capables d’optimiser sous contrainte tous les processus de transformation nécessaires », ajoute celui qui est aussi directeur adjoint du Laboratoire d’écologie des hydrosystèmes naturels et anthropisés (CNRS, ENTPE, Lyon 1).
« Vos ingénieurs, demain dans nos sociétés, vont être confrontés à des injonctions contradictoires quotidiennes. Ils vont devoir essayer de préserver le vivant tout en faisant monter un cours de bourse », déclare de son côté, Sylvie Gamelin, directrice générale d’Elan, filiale du groupe Bouygues.
« Nous avons besoin que vous autorisiez, à un moment donné, une réflexion sur la croissance infinie dans un monde de ressources finies », lance-t-elle aux directeurs d’écoles d’ingénieurs présents. « Cela peut sembler une question dangereuse ; pour autant, si nous ne menons pas collectivement cette interrogation, nous allons tous à notre perte. Il faut absolument que vos étudiants puissent avoir ce regard. »
Selon elle, « les conséquences d’un monde avec + 3-4°C, avec une extinction de 80 % de la biodiversité feront que le cours de l’action Bouygues au CAC 40 ou le classement des écoles d’ingénieurs sera le cadet de nos soucis ».
Faire évoluer la formation d’ingénieur pour répondre aux enjeux des transitions
« En termes d’ingénierie et de formation des ingénieurs, par rapport à ce constat [de changement climatique et d’érosion de la biodiversité], il y a trois éléments clés », indique Gilles Escarguel, responsable de l’enseignement obligatoire « Climat et Transitions » de l’Université Lyon 1 :
- « mettre au cœur de la formation de tous nos jeunes - et particulièrement de nos ingénieurs - de l’histoire des sciences et des techniques, de la sociologie, de l’anthropologie ou de la philosophie. Nous devons être capables de former les ingénieurs philosophes, en situation de penser ou de discuter l’axiologie Science des valeurs philosophiques, esthétiques ou morales visant à expliquer et à classer les valeurs et la cosmogonie Ensembles de récits mythiques ou de conjectures scientifiques, cherchant à expliquer l’origine et l’évolution de l’univers du système occidental (…) pour mettre du sens dans ce qui est en train de nous arriver » ;
- « leur donner les clés de compréhension systémique des disruptions sociales environnementales dans lesquelles nous sommes en train de vivre et de nous engager (…), via un enseignement scientifique factuel sur l’état du monde tel qu’il est, et les trajectoires à envisager en sortant des problématique en silos façon ODD » ;
- « mettre en compatibilité avec ceci la formation d’ingénieur proprement dite, sinon nous allons en faire des schizophrènes ».
« L’enjeu c’est de leur proposer des voies pour que, en tant qu’ingénieurs, ils puissent participer à la solution plutôt que juste poser le problème », rebondit un directeur d’école. S’il reconnaît l’importance de la philosophie, de l’écologie et des notions de politique, il précise toutefois que les élèves des écoles d’ingénieurs « ne sont pas des surhommes et des surfemmes : on ne peut pas les former sur tout en trois ans ! ».
Seuls 20 % des étudiants « sont conscients qu’il y a un problème »
« Nos étudiants et nos jeunes en général ne sont ni plus ni moins conscients de la situation que le reste de la population », déclare Gilles Escarguel. En tant que responsable d’un enseignement sur le climat et l’environnement à l’Université Lyon 1 suivi par 2000 à 2500 étudiants par an, il indique qu’en 1re année de licence, ces étudiants sont « comme dans la population générale :
• « 20 % sont conscients qu’il y a un problème, sont prêts à changer leur mode de vie et ont déjà commencé pour certains à le faire » ;
• « 52 % disent « oui on a compris que c’était un problème, mais il y a des choses beaucoup plus graves que ça à régler avant » ;
• « et 30 % n’en ont absolument rien à faire ! ».
« Remettre du sens »
Gilles Escarguel rappelle que, jusqu’ici, les ingénieurs ont été « de fait le bras armé de cette trajectoire de croissance matérielle et extractiviste, productiviste et finalement consumériste. Cela ne fait pas de vous les grands méchants loups, mais cela vous donne une responsabilité majeure ».
« Toutes les innovations sur les deux derniers siècles se sont toutes traduites par d’extraordinaires effets rebonds, quand bien même elles étaient initialement pensées à des fins de réduction de nos empreintes environnementales. » Et de prendre l’exemple du passage de la 4G à la 5G : « Un terminal 5G consomme environ 30 % d’énergie en moins qu’un terminal 4G, mais tous les pays qui se mettent à la 5G consomment instantanément ou presque 20 à 30 % d’énergie en plus. »
S’attaquer enfin à la racine des problèmes »Il est donc selon lui « urgent de remettre du sens » dans la formation des ingénieurs pour « s’attaquer enfin à la racine des problèmes » et ne plus se contenter de « réajustements à la marge du système actuel ».
Car pour lui, passer de voitures ou d’avions thermiques à électriques « n’est que du bricolage à la marge : il va falloir sortir de cette démarche de petits bricolages ponctuels (…). Votre souci en tant qu’ingénieurs est qu’il est urgent de s’atteler à une réflexion sincère et sérieuse sur ce que nous appelons la croissance ».
« Dépasser le stade du cri d’alerte »
Dans le public, le directeur d’une école toulousaine se dit « effaré par le pessimisme » des propos de Gilles Escarguel sur le rôle des ingénieurs et sur l’affirmation qu’« innover peut faire plus de mal que de bien ».
« Je m’interroge sur les conséquences que peuvent avoir ce type de discours sur la capacité de nos écoles à attirer des ingénieurs et à les former ».
Pour lui, « il faut d’abord dépasser le stade du cri d’alerte sur la question de la durabilité de la planète, car il est déjà bien intégré par toutes les jeunes générations et ces sujets sont déjà intégrés au collège et au lycée ».
Pour une représentante du Bureau national des élèves ingénieurs présente dans le public, le discours de Gilles Escarguel « n’est pas pessimiste, mais simplement alarmiste : il est essentiel de partir de ce constat ».
Sylvie Gamelin, DG d’Elan, pointe « des injonctions contradictoires permanentes du business du quotidien, de la rentabilité, de la nécessité de gagner des parts de marché : c’est souvent incompatible avec une transition écologique digne de ce nom : la partie n’est pas du tout désespérée, mais par contre elle est loin d’être gagnée ! ».
« Notre responsabilité collective est de rendre le métier d’ingénieur désirable, vous dans les écoles et nous dans les entreprises ».
Des outils « totalement inconnus des étudiants »
« Notre moyenne d’âge est de 33 ans et, sur nos 150 collaborateurs, 50 sont issus d’écoles d’ingénieurs, le reste étant des profils d’écoles de commerce, des urbanistes, des architectes, etc. Et nous allons continuer à embaucher de très nombreux ingénieurs ; nous avons actuellement 18 alternants dont 11 sont issus d’écoles d’ingénieurs », indique Sylvie Gamelin. Elle précise aussi que 40 % des ingénieurs chez Elan sont des jeunes femmes.
« Mais nous avons aussi besoin que les élèves ingénieurs soient mieux formés sur des outils techniques dans une recherche de sobriété et de frugalité. Le technosolutionisme ne résoudra pas tout. On peut penser qu’on va réussir à capter le carbone et aller l’enfouir sous l’Islande si on veut, c’est un point de vue ; mais l’effet rebond est une réalité : si vous en doutez, il faut se référer au rapport du Giec. », ajoute-t-elle.
Le technosolutionisme ne résoudra pas tout »« On a donc aussi besoin que vos étudiants soient formés de manière très pragmatique sur des outils qui nous aident à mettre en œuvre cette sobriété ».
Elle évoque des simulations thermiques dynamiques sur le comportement des bâtiments : « Aujourd’hui avec l’arrivée de nouveaux matériaux, telle la paille, les outils de calcul que l’on utilise sont totalement inconnus de vos étudiants. Pourtant, on a besoin qu’ils puissent monter en compétence sur ces sujets-là ».
« Nous devons un peu former nos ingénieurs nous-mêmes, car ce sont des métiers encore assez émergents. Pour autant, on a besoin qu’ils aient un certain nombre de prérequis qui sont à votre main : une diversité de profils et une vision holistique des enjeux économiques et politiques qui régissent notre monde. »
« Le dernier point essentiel est qu’on a besoin d’une ouverture d’esprit, de curiosité, qu’ils puissent voir loin : nos ingénieurs sont pour partie nos managers et dirigeants de demain. En synthèse, je citerais Gaston Berger : voir loin, voir large et analyser profondément ».
Du mal à recruter sur les métiers autour de la biodiversité
Intervenant aussi à cette table ronde, Arnaud Martin, directeur du département Biologie et écologie de l’Université de Montpellier, indique qu’il y a 25 ans, « devant la nullité des finalités professionnelles » dans sa discipline et « l’absence totale d’offre de formations en écologie », il a créé une filière d’ingénieurs en écologie dans sa faculté. « Aujourd’hui, j’ai 1 000 candidats pour 20 places ». Mais il indique à avoir du mal à recruter des personnes qualifiées sur les métiers de la biodiversité.
Professeur à l’Insa Lyon, Hubert Charles évoque lui l’enseignement obligatoire des biosciences dans la formation initiale aux métiers d’ingénieur qu’il a contribué à intégrer dans son école, via un partenariat initié en 2019 avec le Shift Project ayant abouti à un module de près d’une quarantaine d’heures dont :
- trois heures sur le vivant autour d’un concept « One health » en 1re année, avec notamment un TD sur le glyphosate ;
- « et en 2e année, on les envoie sur le campus pour qu’ils adoptent trois postures : une posture de naturaliste, une posture d’écologue et une posture de gestionnaire ».
Cette formation concerne 800 élèves et mobilise 30 enseignants. Mais il précise que sans le soutien de la direction de l’Insa Lyon, la mise en place de cet enseignement « aurait été impossible ».
« Il a fallu un effort de conviction vis-à-vis des collègues pour mettre de l’initiation à l’écologie à la place des mathématiques, de la physique ou de la thermodynamique, ça a été terrible ».