Produire davantage ou davantage prendre soin ? La question décisive… (Hubert Landier)
La valeur est aujourd’hui considérée comme une qualité inhérente aux choses, et notamment à celles qui s’achètent et se vendent sur un marché. Il n’en fut pas toujours ainsi et l’on parlait, par exemple, d’une personne « valeureuse ».
La conception économique de la valeur, telle qu’elle s’est imposée depuis deux siècles, désigne aujourd’hui une production. On parlera ainsi de la « chaîne de valeur », de la mine au hall d’assemblage et à la livraison. La valeur suppose l’existence d’un coût, et notamment d’un « coût de production » qui tient compte de la rareté des composants, des investissements nécessaires, de la quantité de travail, etc.
Or, la comptabilité des entreprises ne tient pas compte de tous les coûts, qu’il s’agisse des coûts infligés à la planète (prélèvement, par exemple, d’énergies non renouvelables) ou des coûts infligés aux collectivités humaines impactées négativement par des activités économiques qui leur sont imposées. Il y a là un « point aveugle » du raisonnement économique.
Ce raisonnement économique, autrement dit, porte d’abord sur la production, non sur le soin qu’il conviendrait sans doute d’accorder aux personnes, aux communautés humaines et à la planète. Or, différents éléments d’analyse permettent d’affirmer que la prise en compte du soin (care) pourrait, dans un avenir proche, prendre de plus en plus d’importance. À la fois comme nécessité physique (préserver l’environnement) et en réponse aux attentes sociales (soins médicaux, soins éducationnels, notamment).
Une analyse de Hubert Landier
Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social) • Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale • Membre du bureau @ Institut Erasme
pour News tank.
Améliorer la chaîne de création de valeur ou mieux prendre soin ?
La création de valeur dans sa forme industrielle, nécessite, de l’extraction des matières premières à la vente finale, une organisation centralisée, chaque étape ajoutant une plus value à la valeur initiale. Cette chaîne de création de valeur nécessite ainsi la définition d’une politique et d’objectifs quantitatifs énoncés en termes monétaires, une division des tâches, leur exécution et un contrôle en vue de vérifier que les résultats sont bien conformes avec les objectifs. Comme les poupées russes, cette chaîne peut se répartir entre différents intervenants successifs, de l’extraction du produit initial au consommateur final. Il en résulte l’organisation du travail telle qu’elle a trouvé sa forme canonique avec le taylorisme et le fordisme.
Dans un premier temps, cette forme d’organisation industrielle a été transposée à la distribution et à certains services qu’il était possible d’organiser moyennant une division du travail et la définition d’objectifs susceptibles d’être contrôlés à différentes étapes du processus.
On en retiendra deux choses :
- D’une part, l’organisation industrielle s’est généralisée à l’ensemble de l’économie marchande ;
- D’autre part, la division du travail et le taylorisme lui sont consubstantiels, seul pouvant varier le degré d’autonomie concédé à chacun des niveaux d’une organisation nécessairement hiérarchisée.
La grande nouveauté de ces dernières années consiste en une transposition de ces principes de management à certains services publics qui leur échappaient. C’est le cas notamment (mais non exclusivement) avec l’éducation nationale et avec les services de santé.
Ce sont les conséquences qui s’ensuivent que la pandémie de la Covid 19 et ses difficultés de traitement auront contribué à mettre en lumière. Comme il y va de l’organisation industrielle, il s’agissait de parvenir globalement à une efficacité maximale, celle-ci se mesurant en termes d’optimisation des moyens disponibles et de réduction des coûts à résultats identiques. Il s’agit donc de la conception d’une chaîne industrielle de production de valeur correspondant à la définition d’une politique fondée sur des objectifs le contrôle.
On en aura vu les résultats :
- Stocks de masques et nombre de lits disponibles insuffisants pour cause d’optimisation ;
- Mise en œuvre d’une « politique nationale » dont les hôpitaux auront été les moyens de production de soins, les personnels soignants étant réduits au rôle d’exécutants sous le contrôle des agences régionales de santé.
D’où, au-delà d’un certain nombre de dysfonctionnements, la réalité, dans sa diversité, étant souvent rebelle aux plans d’ensemble, deux types de mécontentements :
- Celui des malades et des patients, d’abord, trouvant difficilement un rendez-vous avec un praticien, obligé d’accepter des protocoles difficilement compréhensibles et parfois peu adapté à leur situation particulière,
- Celui des professionnels ensuite, obligés de respecter des règles administratives imposées, parfois au détriment du respect du serment d’Hippocrate, et voyant leur rôle réduit à celui de simples exécutants de la politique ministérielle.
À cela s’ajoute enfin l’usage grandissant d’Internet, rendant difficiles certaines démarches pour les personnes qui n’ont pas l’habitude de l’informatique et occupant une part croissante de l’emploi du temps des praticiens (plus de la moitié du temps d’un pharmacien, par exemple).
On notera ici que le secteur de la santé n’est pas seul concerné et qu’un phénomène comparable atteint l’enseignement (de l’école maternelle à l’université) et la justice. D’où le nombre de démissions constatées, venant de professionnels « burn-out » et changeant d’orientation professionnelle malgré leur vocation pour le métier qu’ils avaient choisi, ainsi que les difficultés de recrutement, malgré les besoins existants, que ce soit dans les professions de santé ou dans le corps professoral.
Prendre soin : une obligation pour les entreprises de demain
La vie des entreprises est aujourd’hui entièrement axée sur la production de valeur ajoutée en vue de dégager de leur activité une marge bénéficiaire. Leur comptabilité tient compte des coûts qu’elles subissent, mais non des externalités provoquées par leur activité. Ces externalités peuvent être positives (création d’emplois sur un bassin déshérité, par exemple), mais également négatives, par destruction des communs.
On se contentera ici d’en donner quelques exemples :
- Émission, directe ou indirecte, de pollutions et de déchet non biodégradables ;
- Consommation de ressources énergétiques et de matériaux en voie de raréfaction,
- Dommages provoqués à l’esthétique des paysages ;
- Dommages causés à la cohérence des communautés humaines impactées par l’activité de l’entreprise.
Tout ceci est connu.
Ce qu’il faut souligner, c’est qu’un tel comportement, qui semble aller de soi, se fonde sur la priorité accordée par notre système économique à la production et à la mise sur le marché d’artefacts, ceci de préférence au soin accordé à ce qui demanderait à être préservé.
Autrement dit, on n’hésitera pas à planter des éoliennes sur un paysage, en en minimisant l’impact esthétique, à seule fin de produire l’énergie jugée nécessaire. Or, cette priorité, telle qu’elle s’est récemment étendue aux services publics, et notamment aux services de soin et d’éducation, se trouve aujourd’hui largement ébranlée :
- La prise de conscience des effets d’une absence de prise en compte des externalités négatives, avec les effets du réchauffement climatique notamment, s’est élargie. Des débuts de solutions sont expérimentés ici et là (circuits courts, économie circulaire).
- Par ailleurs, la demande s’accroît en faveur de prestations personnalisées, répondant à une logique de proximité et de transparence, qu’il s’agisse de produits ou de services. C’est ainsi que l’organisation industrielle de la formation et des soins médicaux se heurte à de fortes critiques.
Tout ceci conduit à un changement de modèle. Les entreprises, comme les services publics, devront accorder de plus en plus d’importance à cette exigence de soin.
Cela les obligera à modifier l’évaluation de la valeur ajoutée résultant de leur activité. Le soin, en effet, est une réalité qualitative. La défiguration d’un paysage ou l’indifférence face à la souffrance d’une personne âgée isolée dans son Ehpad ne se calculent pas. Et le scandale récent d’Orpéa montre qu’une entreprise peut très bien respecter des indicateurs de valeur ajoute et de rentabilité tout en se montrant déficiente en ce qui concerne le soin apporté aux personnes. De même le malade attend-il des soins médicaux s’adressant à lui, non la réalisation d’une politique publique se traduisant par la production d’actes médicaux.
Ceci pose deux problèmes :
1 - Comment évaluer ce qui est de l’ordre du qualitatif et conjuguer celui-ci avec les nécessaires évaluations quantitatives ?
Cela ne va pas de soi et oblige à se référer à l’expérience de l’usager de préférence au respect de normes et de procédures, ce qui représente une tout autre démarche que celle qui consiste à promulguer des directives et à surveiller leur application. C’est ce que font, par exemple, les plateformes de réservation de chambres d’hôtel en mettant en ligne l’appréciation de leurs clients. Les règles normées édictées par le ministère s’effacent ainsi derrière « l’expérience client ».
2 - Il n’est pas impossible qu’un jour, la production s’efface entièrement derrière le souci du soin. La préservation du paysage importerait alors davantage que l’implantation de l’éolienne. La réparation des véhicules existants importerait plus que la production de véhicules neufs. Il n’est pas impossible qu’une telle transformation, sous l’empire de la nécessité, soit d’ores et déjà en cours.
Ce à quoi les entreprises doivent ainsi se préparer, à terme, c’est à une transformation complète de nos systèmes de valeurs, de nos modes de vie et des dispositifs institutionnels dans lesquels s’inscrivent les activités économiques. Y aura-t-il encore des entreprises sous forme de société anonyme comme nous les connaissons aujourd’hui ? Rien n’est historiquement moins sûr.
Hubert Landier
Membre fondateur @ CIPAS (Centre international de préparation à l’audit social)
Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale
Membre du bureau @ Institut Erasme
Parcours
Membre fondateur
Secrétaire général
Membre du bureau
Vice-président
Professeur émérite
Professeur associé
Établissement & diplôme
Docteur en sciences économiques
Fiche n° 31486, créée le 23/06/2018 à 15:53 - MàJ le 20/06/2024 à 10:07