2025, année du tournant pour le modèle français de formation ? (Marc Dennery, C-Campus)
L’année 2025 représente peut-être un tournant pour le modèle français de formation, selon Marc Dennery
Directeur associé @ C-Campus
, directeur associé de C-Campus
Créé en 2007 par Marc Dennery et Henri Occre, C-Campus regroupe aujourd’hui une équipe de consultants permanents et partenaires intervenant sur des missions de conseil, de formation et…
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« Les perfusions des fonds publics vont probablement être débranchées et les investissements privés se raréfier. Le “toujours plus d’argent”, pour toujours plus d’individus formés ne fonctionne pas. C’est le moment de réinventer le modèle en profondeur.
Profitons de ce manque de moyens pour investir dans d’autres façons de développer les compétences. Repensons nos organisations pour qu’elles deviennent davantage apprenantes, mobilisons le management pour qu’il organise le développement des compétences et ne se limite pas à gérer des ressources. Reconcentrons nos moyens sur les formations réellement utiles, celles qui permettent d’acquérir des compétences-mères et favorisent les apprentissages profonds. »
Penser la formation en temps de pénurie !
En cette année 2025, nous y sommes ! L’argent ne coulera plus à flot sur le petit monde de la formation. Nous n’avons pas encore les chiffres car il y a toujours a minima deux ans de décalage entre les chiffres officiels du jaune budgétaire et la réalité effective, mais tous les signaux sont au rouge pour la formation.
L’apprentissage est sur un plateau en volume et la réduction des NPEC et des aides à l’embauche devrait faire baisser sensiblement le marché en valeur.
Le CPF sera bien loin de son plus haut à 3 Md€ en 2022. Le budget prévu est inférieur à 2 Md€ pour 2025.
La formation des demandeurs d’emploi qui représentait 9,7 Md€ en 2022 devrait, elle aussi, être très sensiblement impactée à la fois par la fin du PIC (Plan d’Investissement dans les Compétences) et la baisse des budgets des Régions.
Et ce n’est probablement pas plus réjouissant du côté des entreprises qui vont manquer de visibilité dans un monde toujours plus fou. Le terme de « fou » est peut-être moins technique et politiquement correct que VICA Volatil, incertain, complexe et ambigu , mais probablement plus réaliste pour décrire ce qui se passe actuellement dans le monde !
Alors que faire ? C’est la question à laquelle nous vous proposons de répondre ici. Nous la traiterons à travers le prisme des opérateurs - direction L & D Learning & Development de l’entreprise et organisme de formation, mais également de l’apprenant et son manager, c’est-à-dire des bénéficiaires.
Faire comme si tout allait bien et comme si rien ne changeait
La réponse la plus naturelle est de rester sourd et aveugle aux changements. Tout va bien, on fait comme avant. Problème : ce n’est plus comme avant !
Baisses des budgets formation
Quand une direction L & D Learning & Development d’une entreprise apprend qu’elle aura -30 % ou -40 % de budget formation pour l’année suivante, elle peut gratter dans tous ses tiroirs, c’est sa survie qui est en question. Elle peut renégocier avec ses fournisseurs des baisses de tarifs, être plus exigeante sur les inscriptions aux formations, réduire ses projets d’investissement en digital learning, se dire qu’avec l’IA Intelligence artificielle ses concepteurs pédagogiques seront plus productifs (ce qui n’est pas faux !)… mais, in fine, c’est son modèle de business et sa valeur ajoutée qui sont challengés.
Tous les équilibres remis en cause
Quand les coupes sont drastiques, il ne s’agit plus de faire autant avec moins. Quand on a beaucoup moins, ce sont tous les équilibres qui sont remis en cause. Et faire un peu moins d’un peu risque d’amener à faire n’importe quoi ! Une plateforme avec beaucoup moins de ressources reste-t-elle attractive ? Des formations présentielles ou distancielles passablement dégradées présentent-elles encore un intérêt ? Des projets de formation toujours aussi nombreux, mais avec 50 % de chefs de projet en moins, apportent-ils encore de la valeur ajoutée ?
Survie économique des organismes de formation
Pour les organismes de formation, la réponse est encore plus radicale. Pour eux, il s’agit de survie économique. L’activité baissant, les charges fixes augmentent proportionnellement aux charges variables. Très vite, le problème se pose en matière de rentabilité à court terme. Seuls les organismes de formation aux fonds propres suffisants pourront résister. Mais jusqu’à quand ? La reprise sera-t-elle aussi rapide qu’après la crise sanitaire de 2020 ? L’histoire ne se répète pas toujours !
Managers : le mur du NON
Quant aux managers, collaborateurs, demandeurs d’emploi, apprentis potentiels, ils risquent de se retrouver très vite face à un mur du « NON ». Ils pourront répéter leurs demandes de formation ou d’apprentissage, mettre éventuellement la main à la poche (via le CPF), cela ne suffira probablement pas si les budgets de formation diminuent comme cela semble la tendance.
Se lamenter et quémander
Une réponse assez franchouillarde, disons-le franchement, pourrait être de s’indigner et de demander des aides.
La direction L & D peut le faire auprès de sa DRH, mais à la fin c’est la Direction administrative et financière qui tranchera. Mais si les difficultés économiques se concrétisent, il y a peu de chances que la direction L & D soit entendue. On a beau dire et se convaincre qu’en période de crise on a plus que jamais besoin de mobiliser, d’adapter, de reconvertir, et donc de former, dans la réalité, c’est toujours l’inverse qui se réalise. Les budgets formations sont les deuxièmes budgets les plus sabrés après ceux de la publicité et de la communication.
Les OF peuvent, de leur côté, alerter les pouvoirs publics, via leurs fédérations patronales. Et ils ne se gênent pas, à juste titre, pour le faire. Mais, cette fois-ci, seront-ils écoutés ? On peut en douter.
D’abord parce que leurs interlocuteurs n’ont plus beaucoup de moyens pour répondre à leurs attentes.
Ensuite, parce que la loi « Avenir professionnel » est passée par là. Avant la loi du 05/09/2018, on n’avait pas testé l’investissement sans limite dans la formation. L’investissement en formation de la Nation est passé de 1,35 % en 2018 à 1,97 % du PIB en 2023, soit d’un peu plus de 32 Md€ en 2018 à plus de 55 Md€ en 2023.
Or les premières évaluations vont toutes dans le même sens : le « Quoi qu’il en coûte » n’a pas eu de résultats probants dans le domaine de la formation. (Voir notamment le rapport de la Cour des Comptes
« Après avoir été fixés à des niveaux très élevés et sous-tendus par des dépenses en forte hausse, les objectifs tenant au nombre de jeunes à accompagner et au nombre d’apprentis doivent être revus…
ainsi que celui de l’IGAS)
Reste les salariés et demandeurs d’emploi qui pourraient manifester leur mécontentement auprès de leurs employeurs et des pouvoirs publics. Mais ne rêvons pas. La formation n’a jamais été un sujet de conflictualité. La dernière fois qu’un mouvement de protestation sérieux a eu lieu pour des questions de formation, c’était chez LIP, dans les années 1970…
Repenser le cadre de référence autour de la formation et se réinventer
La seule réponse qui semble pertinente aujourd’hui est de réinterroger sans a priori notre modèle de formation. La baisse drastique des budgets est une opportunité pour imaginer d’autres façons de faire de la formation. Mais cela suppose qu’au préalable les acteurs de la formation fassent évoluer leurs représentations.
Un peu plus de 50 ans après la loi Delors de 1971, la formation est imaginée selon une logique à la fois « séparatiste » et « adéquationniste ».
« Logique séparatiste »
Comme l’a mis en évidence l’expert en droit de la formation, Jean-Marie Luttringer, la formation, en droit français, est conçue de façon séparée du travail : soit on est au travail, soit on est en formation, mais à l’exception récente de l’Afest les deux ne sont pas pensés de façon intégrée. Et cela y compris dans notre modèle très particulier de formation en apprentissage où le CFA porte l’essentiel du développement des compétences. Ce qui nous distingue du modèle allemand où l’entreprise est davantage formatrice. Or, les recherches en psychologie de la formation en ont fait la preuve ces dernières années, l’essentiel des apprentissages est le fruit d’apprentissages professionnels informels (les fameux API) ou d’apprentissages expérientiels. Notre modèle séparatiste de formation ne capitalise pas sur ce qui est à l’origine de l’essentiel de nos apprentissages : le travail.
« Logique adéquationniste »
France Stratégie
• Organisme de réflexion, d’expertise et de concertation, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) ou « France Stratégie » est placé auprès du Premier ministre
• Création …
l’a parfaitement démontré dans un rapport en 2020
PDF - 1,95 Mo
: la spécificité du modèle français est de répondre à tout problème de compétence par une solution formation. Tout le système français est bâti autour de cette logique. La formation doit répondre au besoin immédiat en ressources pointues sur le marché du travail. Les branches professionnelles sont invitées à définir des besoins en matière d’évolution des compétences. Les organismes certificateurs déterminent les certifications permettant de répondre à ces besoins. Les organismes de formation y préparent par des parcours les mieux adaptés. Entreprises, salariés et demandeurs d’emploi n’ont plus alors qu’à prescrire ou s’inscrire. À chaque transformation du marché de l’emploi (et elles ne manquent pas : digital, transition écologique, relance du nucléaire, investissement dans l’armement…) de nouveaux référentiels et de nouveaux parcours voient le jour. On forme et reforme.
Or, cette logique adéquationniste, qui semble acceptée par tous les acteurs, est loin d’être efficiente. Elle oublie que les compétences sont gouvernées par une logique du vivant et non pas un principe mécaniste. Les compétences évoluent et se transforment sans forcément avoir besoin de nouvelles formations à condition que les personnes soient dotées de compétences-mères (ou compétences de base, ou en bon anglais « core competencies ») solides et suffisamment larges pour accueillir de nouvelles compétences plus spécifiques en fonction des transformations des emplois.
Compétences-mères, compétences-filles, de quoi parle-t-on ?
Les compétence-mères sont les compétences fondamentales sur lesquelles se construisent les compétence-filles, c’est-à-dire les compétences spécifiques.
Par exemple, conduire un entretien annuel, faire un feedback à un collaborateur, gérer une procédure de licenciement sont des compétence-filles pour un manager.
Analyser des situations complexes de management grâce à des savoirs et savoir-faire en psychologie et sociologie est une compétence-mère. Tout comme adopter une posture à la fois de leadership et empathique.
Les compétences-mères et filles ne s’opposent pas mais s’enrichissent mutuellement. Plus on développe des compétence-filles, plus on renforce ses compétence-mères. Plus on maitrise de compétence-mères, plus on peut développer de compétence-filles.
Pour une logique intégrée ou durable
Abandonnant les logiques « séparatiste » et « adéquationniste », les décideurs et acteurs de la formation pourraient se projeter dans une logique « intégrée » et « durable ».
Ils pourraient alors dessiner un modèle de la formation reposant sur les trois piliers suivants :
1) Développer l’organisation apprenante, avant la formation
- Ce qui compte pour développer les compétences en perpétuelle évolution, ce n’est pas tant d’envoyer les collaborateurs et demandeurs d’emploi en formation mais de créer des organisations qui développent en permanence les compétences.
- Prenons exemple sur les entreprises du nord de l’Europe qui privilégient une transformation des organisations du travail.
2) Changer de métrique pour changer de logique d’investissement.
- Financeurs et partenaires sociaux n’ont comme métriques que des heures de formation, des coûts horaires, des taux d’accès à la formation ou encore des taux d’obtention aux certifications.
- Or ce qui compte, pour s’assurer que les organisations sont capables de développer des compétences, c’est la qualité de vie au travail, l’autonomie dans le travail, le maillage des experts, tuteurs et formateurs au sein des équipes, la qualité et les valeurs du management, etc.
- Si on change de métrique, on sera en capacité de changer de nature d’investissement (cf. point précédent).
3) Orienter les parcours de formation sur les « apprentissages profonds ».
- Comme on l’a vu précédemment, les compétences spécifiques ne peuvent se développer que si les personnes sont dotées de compétences-mères solides. Les investissements en formation des entreprises comme des pouvoirs publics devraient être orientés exclusivement sur ces compétences-mères. On n’a pas forcément besoin d’une formation pour apprendre à prompter ou à définir des indicateurs de développement durable pour son entreprise.
- À l’inverse, pour apprendre les fondamentaux d’un métier, on a besoin d’acquérir les disciplines de base. Et pour cela on a besoin de parcours de développement des compétences relativement longs et de qualité. Cela doit être la priorité de la formation professionnelle et notamment des dispositifs cofinancés par les pouvoirs publics (CPF, apprentissage, formation France Travail). Mais aujourd’hui ces fonds sont orientés sur des formations dont la finalité reste des compétences tellement pointues qu’elles s’apparentent à des compétences jetables.
D’un problème, faire une opportunité !
L’année 2025 représente peut-être un tournant pour le modèle français de formation.
Les perfusions des fonds publics vont probablement être débranchées et les investissements privés se raréfier. Le « toujours plus d’argent », pour toujours plus d’individus formés ne fonctionne pas.
C’est le moment de réinventer le modèle en profondeur.
Profitons de ce manque de moyens pour investir dans d’autres façons de développer les compétences.
Repensons nos organisations pour qu’elles deviennent davantage apprenantes, mobilisons le management pour qu’il organise le développement des compétences et ne se limite pas à gérer des ressources.
Reconcentrons nos moyens sur les formations réellement utiles, celles qui permettent d’acquérir des compétences-mères et favorisent les apprentissages profonds.
Marc Dennery, directeur associé, C-Campus
Marc Dennery
Directeur associé @ C-Campus
- Innovation pédagogique
- Optimisation de la fonction formation
- Impact des évolutions du cadre réglementaire de la formation
OUVRAGES
- Le grand livre de la formation (Contribution - ouvrage collectif) - DUNOD, 4ème édition à paraître 2025
- Le guide pratique de la formation (Direction et contribution - ouvrage collectif) - ESF 1999
- DIF & Professionnalisation : comment adapter l’offre de formation - ESF 2006
- Réforme de la formation professionnelle - année II, ESF 2005
- Acheter et vendre de la formation, Editions de la performance 2003
- Piloter un projet de formation, ESF 1999, 5ème édition 2008
- Evaluer la formation après la réforme, ESF 2005
- Organiser le suivi de la formation - ESF 1997
BLOG
Animateur du blog www.blog-formation-entreprise.fr
Parcours
Directeur associé
Directeur développement de l’emploi et formation
Manager d’équipes de consultants
Responsable formation
Établissement & diplôme
DEA Sociologie du travail
Maîtrise des sciences de l’information et de la communication
Fiche n° 25010, créée le 28/08/2017 à 18:14 - MàJ le 10/04/2025 à 17:32
C-Campus
Créé en 2007 par Marc Dennery et Henri Occre, C-Campus regroupe aujourd’hui une équipe de consultants permanents et partenaires intervenant sur des missions de conseil, de formation et d’accompagnement dans le domaine de la professionnalisation et du développement des compétences.
Catégorie : Etudes / Conseils
Fiche n° 5463, créée le 27/08/2017 à 04:45 - MàJ le 09/04/2025 à 19:33