« Le bureau et le plateau » (Jean-Denis Combrexelle)
Je fais partie d’une génération pour qui le travail était organisé autour du bureau. On disait plus facilement « je vais au bureau » que « je vais au travail ». Le bureau était de ce point de vue le signe distinctif de l’employé du tertiaire et du cadre par rapport à l’ouvrier qui se rendait à l’atelier. Le fait d’avoir un bureau collectif ou individuel, d’avoir un bureau grand, moyen ou petit, d’avoir un ou plusieurs fauteuils pour recevoir le collègue ou le visiteur, de la décoration avec des tableaux, une grande ou une petite lampe étaient tout sauf des détails. On était prêt à remuer ciel et terre pour avoir « un beau bureau » et tout déménagement du service, avec la remise en cause de l’affectation des bureaux, était potentiellement une source de crise majeure. Votre bureau vous classait symboliquement dans la hiérarchie de la communauté de travail. D’une certaine façon toute notre organisation du travail reposait sur l’unité de temps, de lieu et d’action que représentait le bureau.
Une analyse de Jean-Denis Combrexelle
Président @ ASR Conseil • Président de section honoraire @ Conseil d’État
, président de Combrexelle ASR Conseil, ancien directeur général du travail.
La hiérarchie était symbolisée par les étages. Plus notre bureau était haut dans l’immeuble plus haut nous étions dans la hiérarchie avec le bureau du n° 1 qui, impérial, siégeait au dernier étage.
Chaque bureau avait ses bannettes « arrivée » et « départ » du courrier avec de longs couloirs assurant la fluidité des échanges entre les personnes et les dossiers.
Il y avait, dans l’aménagement de son bureau, deux religions »Il y avait dans l’aménagement de son bureau deux religions, chaque salarié adhérant à l’une d’entre elles de façon définitive tout au long de sa vie professionnelle. Il n’y avait aucun signe ostentatoire dans le choix de sa religion mais quiconque entrait dans le bureau savait, au premier coup d’œil, quelle était la religion choisie par l’occupant des lieux.
Il y avait la religion de ceux qui voulaient faire de leur bureau un petit chez eux, multipliant les photos de la famille, des amis et des grandes personnalités rencontrées, amassant les bibelots censés représenter la vie passionnante et trépidante de l’intéressé. Cela allait du masque africain à la miniature d’un bolide de Formule 1 en passant par un horrible objet dont personne ne connaissait la signification exacte qui, à vrai dire, n’intéressait personne. Dans certains cas de religiosité extrême, on pouvait se demander si on n’était pas plutôt dans la salle manger ou dans la chambre d’un particulier que dans un bureau. Généralement cette religion se traduisait aussi par un gros désordre dans les documents et courriers répartis dans toute la pièce, seul l’occupant sachant déterrer sous une imposante pile de parapheurs ce courrier si important reçu il y a de cela deux semaines.
L’autre religion était, au contraire, celle du dépouillement absolu, aucun objet personnel si ce n’est pas parfois une seule photo de la famille et des enfants. Tout était ordre et calme, on ne dira pas volupté. Quiconque rentrait dans un tel bureau ressentait un sentiment contradictoire allant de l’admiration « tout est tourné chez l’occupant vers sa capacité de décision sur le dossier que je vais lui présenter, sans s’encombrer d’éléments parasites » à une interrogation plus pernicieuse « son bureau est tellement vide que l’on peut se demander ce qu’il fait dans sa journée ! ».
Les tenants des deux religions se respectaient et ne se critiquaient jamais publiquement, mais ils n’en pensaient pas moins. « Quel cirque » pensait l’un en voyant le bureau encombré, « quelle absence d’âme » pensait l’autre en entrant dans le bureau dépouillé.
Le bureau n’était pas seulement autocentré. Il pouvait être organisé en vue de l’accueil des autres. Certains allaient tout faire pour le rendre sympathique et accueillant en mettant même des boissons et des bonbons sur la petite table de réunion. D’autres allaient tout faire pour se débarrasser des importuns en réduisant, par des artifices divers, leur temps de passage.
En un mot, le bureau c’était la vie de l’employé et du cadre et, à bien y regarder, il y passait parfois plus de temps que chez lui avec sa famille.
Dans les années 80 sont arrivés l’informatique, les ordinateurs, les imprimantes, les mails, etc. Cela changeait pas mal de choses au niveau de l’organisation de l’entreprise mais le bureau a eu l’intelligence, on devrait dire la résilience, de s’adapter. Là aussi il y a pu avoir deux religions, celle de ceux qui posaient tout simplement le PC sur leur meuble de bureau, soit au beau milieu soit de côté, et ceux qui lui réservaient un petit meuble spécifique.
Certes il y avait des consultants qui passaient régulièrement pour dire savamment que les bureaux occupaient trop de place, qu’ils étaient trop grands, que tout cela coûtait trop cher, que c’était du gâchis financier, etc. Il y avait une vague rumeur disant que dans certains groupes internationaux des salariés louaient leur bureau. On n’y croyait pas trop, c’était une forme d’hérésie.
Et puis un jour, le bureau a sombré »Et puis un jour, comme dans une guerre où on cherche encore les causes exactes, le Covid, le télétravail, l’asphyxie des métropoles, les exigences écologiques, personne ne savait trop, le bureau a sombré.
On ne sait si c’est de l’intelligence ou de l’humilité mais il est mort avec une totale discrétion. Même les syndicats tout obnubilés, du moins en France, par les réformes des retraites n’ont rien dit.
C’est alors que le plateau a remplacé le bureau.
Tout cela a été pensé et organisé, des espaces collectifs, des « open spaces », des bureaux individuels auxquels on donne soit des beaux noms soit des numéros impersonnels, que l’on peut réserver une ou plusieurs journées pour traiter un dossier difficile, des salles de réunion confortables avec tout ce qu’il faut pour mixer les visios en « Teams » et le présentiel.
Généralement, c’est beau moderne et accueillant sans oublier de belles cafétérias pour assurer les moments de convivialité.
Parfois le n° 1 de la structure parviendra à se préserver un bureau personnel, parfois il ne pourra pas et devra trouver des solutions astucieuses pour assurer la confidentialité de ses propos.
L’employé ou le cadre n’auront plus d’unité de lieu ou d’action. Dans une même semaine, il pourra travailler un ou deux jours chez lui en télétravail, un jour dans un bureau individuel qu’il aura réservé, un jour en visio dans une salle de réunion et un jour en open space avec ses collègues.
Nous aurons ainsi assisté à une révolution silencieuse et irréversible dont il faut admettre que, du moins en apparence, elle semble répondre non seulement aux exigences du management et des consultants mais aussi aux attentes des principaux intéressés que sont les salariés.
La nostalgie en la matière n’est pas de mise, elle serait au surplus vaine.
Il convient simplement de s’interroger sur les conséquences qu’il faut tirer de cette évolution.
La communauté de travail semble réduite à la portion congrue »Pour quiconque se rend dans ces nouveaux milieux de travail une chose frappe de prime abord l’esprit : la communauté de travail semble réduite à la portion congrue, ceci au profit d’une collection d’individus qui certes se connaissent, se réunissent, échangent et plaisantent entre eux mais dont les exigences individuelles priment sur le collectif.
Cette première impression peut être trompeuse dans son ampleur mais elle repose sur une part de réalité.
Cette réduction du collectif de la communauté de travail percute deux autres évolutions.
La première concerne les entreprises, la concurrence mondiale et le risque de disparition des entreprises les mieux établies supposent de la part des salariés un attachement aux valeurs et projets de leur employeur qui va au-delà du contrat de travail.
La seconde concerne les salariés, ceux-ci et notamment les jeunes générations ont besoin de sens, le seul exercice formel de l’autorité hiérarchique n’est plus suffisant, il faut convaincre de la nécessité de la tâche.
Et c’est peut-être là que le bât blesse.
Non qu’il faille regretter la disparition du bureau, c’est un fait dont il faut donner acte, mais dire combien cette évolution, de nature à déséquilibrer la communauté de travail, implique une exigence absolue de renforcement de la qualité du management.
C’est en cela, pour revenir à une chronique précédente, que les propos tenus par certains qui tendent à contester une certaine forme de bienveillance et d’implication dans le management ne sont pas responsables au regard des enjeux auxquels sont confrontées nos entreprises et nos sociétés.
L’IA, loin de faire disparaître les salariés, supposera des salariés plus motivés et engagés.
Logiquement, il eût été opportun, eu égard à la date, que la présente chronique porte davantage sur le conclave et la réforme des retraites. Faisons toutefois un pari, dans cinq, dix ans ou quinze ans on parlera davantage des évolutions sur l’organisation du travail qui font l’objet des développements qui précèdent que des retraites…
Parcours
Président
Président de section honoraire
Directeur de cabinet
Directeur de cabinet du Garde des Sceaux, ministre de la Justice
Professeur associé
Président de la section du contentieux
Président de la section sociale
Directeur général du travail
Directeur adjoint des affaires civiles et du sceau
Établissement & diplôme
Licence, Droit public
Fiche n° 30740, créée le 23/05/2018 à 14:44 - MàJ le 25/06/2025 à 09:41