Apprentissage : après les décrets du 01/07/2025, les craintes et attentes d’établissements du supérieur
« Tout cela commence à désorienter les entreprises, qui n’y comprennent plus rien. Elles paniquent. De l’autre côté, les CFA subissent une charge administrative inédite, pour laquelle nous ne sommes ni préparés ni formés », déclare Philippe Grassaud, président de l’association 3E, à News Tank le 10/07/2025, à propos des décrets sur l’apprentissage entrés en vigueur le 01/07/2025.
Il réagit notamment à la mise en place d’une participation forfaitaire obligatoire de 750 € pour l’employeur à chaque nouveau contrat d’un apprenti, dont la facture est recouvrée par les CFA. Il plaide pour que cette disposition ne s’applique qu’à partir du 01/10/2025. « Cela représente environ 100 000 factures supplémentaires à émettre pour l’ensemble du réseau. Les Opco doivent modifier leurs systèmes informatiques, leurs systèmes de facturation, leurs flux de paiement. Alors que cela fait deux ans que nous travaillons tous ensemble à harmoniser les systèmes, on nous demande du jour au lendemain de tout modifier à nouveau. »
« C’est un changement en profondeur, avec une disposition qui nécessite d’ajuster la facturation, le suivi contractuel, mais également la trésorerie, qui aujourd’hui n’était pas forcément prévue du côté des entreprises », indique pour sa part Nizarr Bourchada, directeur général adjoint du groupe Igensia Education, interrogé par News Tank le 10/07/2025.
Dans une interview à News Tank le 09/07/2025, Yves Hinnekint, président de Walt, craint une baisse de 20 à 30 % des flux entrants d’apprentis dans le supérieur pour la rentrée 2025, et entre 7 et 12 % sur les autres niveaux, à la suite de l’entrée en vigueur des décrets.
La participation de 750 €, avant tout une charge administrative
Une « fragilisation » des CFA
« On nous parle de soutenabilité, de réforme concertée, de qualité. Sur le papier, de belles promesses. Dans la réalité, des baisses de financement, des CFA fragilisés, et une jeunesse laissée pour compte. Faire porter aux CFA le recouvrement des 750 € de participation obligatoire des entreprises, c’est leur ajouter une tâche administrative de plus, au lieu de leur permettre de se concentrer sur leur mission pédagogique », déclare Baptiste Martin
Président @ Association des apprentis de France (Anaf) • Adjoint de direction @ Le SIRA - Service Interdépartemental pour la Réussite des Alternants
, président de l’Anaf
• Association à but non lucratif reconnue d’intérêt général et agréée de jeunesse et d’éducation populaire• Création : 2010• L’association siège notamment au Conseil d’orientation des politiques de…
, le 01/07/2025.
Yves Hinnekint ajoute que cette participation obligatoire « risque de se substituer aux restes à charge habituels et déstabilise la relation entre CFA et entreprises. Certains employeurs ne comprennent plus pourquoi ils reçoivent plusieurs factures, sans lisibilité sur leur véritable engagement. Nous craignons un vrai coup de chaud sur l’apprentissage ».
Talis Paris, filiale de Talis Education Groupe, dont Yves Hinnekint a été le président de juin 2021 à février 2025, a été placée en redressement judiciaire le 15/03/2025. La société se spécialisait dans les formations en alternance.
Les coûts induits par les dispositions du décret
D’après Nizarr Bourchada, le coût de la facture de 750 € cache « des coûts également d’édition de factures, des ressources pour pouvoir traiter ces factures, etc. Et surtout, pour une PME qui recrute peut-être un ou deux apprentis en Bac +3 ou en Bac +5, cela va être en effet 750 ou 1 000 €. Mais pour des entreprises aujourd’hui qui recrutent 1 000, 2 000, 3 000 apprentis, c’est une autre organisation ».
Il mentionne les autres dispositions du décret, notamment :
- « le passage à la facturation jour par jour. Cela implique un ajustement précis en cas de rupture de contrat et une évolution des outils de gestion et de suivi pédagogique, ce qui, en plus des 750 € en termes de facturation, va changer notre façon de voir la charge administrative ;
- le solde final des 10 % qui devient conditionnel, pour fournir aujourd’hui encore une facture supplémentaire. Hier c’était trois factures pour un contrat, aujourd’hui cela en devient cinq ».
Le flou juridique de la facturation par les CFA
« Juridiquement, de quel droit émettrons-nous une facture qui est une obligation d’État ? Si demain matin l’entreprise ne nous paie pas, est-ce qu’on se tourne vers le tribunal de commerce ? Vers le tribunal administratif ? », s’interroge Philippe Grassaud. « Une entreprise, pour faire les choses correctement, a besoin de préparation, de temps, de clarté. Une fois les principes posés, encore faut-il les mettre en œuvre. Et c’est là que tout coince. Concrètement, comment fait-on ces factures ? Est-ce qu’on doit reformer nos systèmes de facturation ? Faut-il les distinguer ou les intégrer à celles des Opco ? »
Les conséquences sur la dynamique de l’apprentissage
Des craintes sur la poursuite de la baisse des contrats
Nizarr Bourchada situe l’entrée en vigueur des décrets « à un moment où l’apprentissage montre des effets clairement de baisse : quand on regarde les chiffres de la Dares
• Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail• Création : 1993• Missions : Éclairer le débat public en publiant des données ou des analyses…
sur janvier, février, mars, avril, on observe une baisse de -21 % à -17 % des contrats d’apprentissage par rapport à début 2024 ».
« Aujourd’hui, des entreprises nous disent : on ne va pas payer la participation obligatoire. Donc cela alourdit les process, les temps de contractualisation avec les entreprises. »
Jose Milano, président du groupe Omnes, critique un « manque de lisibilité et l’instabilité du modèle de financement de l’apprentissage : depuis 2023, l’État a réduit les prises en charge, réalisant 800 M€ d’économies et a aussi diminué les aides à l’embauche depuis janvier 2024. La nouvelle charge de 750 € par apprenti pour les entreprises est une mesure qui, combinée aux baisses précédentes, pourrait freiner les recrutements ».
D’après Yves Hinnekint, « la baisse des recrutements d’apprentis est déjà une réalité, même si elle est peu assumée publiquement. Sur les niveaux 6 et 7, certaines DRH ont réduit de moitié leurs ambitions de recrutement d’apprentis. Si l’objectif était de contenir le développement de l’apprentissage dans le supérieur, on y parvient ».
Des craintes sur la qualité des formations
D’après Baptiste Martin, « les niveaux de prise en charge baissent encore, la qualité est menacée, et les coûts réels des formations ne sont plus couverts ». Philippe Grassaud parle de « paupérisation de l’offre, et quand il n’y a plus de moyens, il n’y a plus de qualité non plus. La qualité, cela coûte ».
D’après Yves Hinnekint, « on assiste déjà à des arbitrages : certains établissements privilégient les formations où les volumes sont suffisants pour équilibrer les coûts. Les cohortes de dix jeunes dans des filières de niche sont délaissées. Cela induit un risque de désertification de certaines offres ».
Plus de difficultés à trouver un contrat pour les étudiants
Pour Jose Milano, la mesure a un « impact direct sur les étudiants : de plus en plus d’entre eux peinent à trouver un contrat, faute d’offres disponibles, ce sont eux les premiers à pâtir de cette instabilité réglementaire ».
Nizarr Bourchada ajoute que les étudiants « avaient l’habitude d’aller jusqu’à septembre-octobre pour trouver leur contrat d’apprentissage. Là, c’est plus compliqué. En fait, les entreprises ont avancé leur campagne du fait du couperet du 1er juillet sur les niveaux 6 +, mais elles ont aussi dégainé plus tardivement du fait de la parution tardive du décret sur les aides à l’embauche d’apprentis. Nous nous sommes donc retrouvés dans un goulot d’étranglement ».
« On a fait un job dating récemment, avec des TPME Très petites, petites et moyennes entreprises . Elles nous ont dit : “Avec la baisse des aides et cette participation obligatoire, on ne pourra plus continuer à recruter des bachelors, des masters”. Elles revoient donc leur positionnement : soit elles annulent leur recrutement en alternance, soit elles adaptent leur fiche de poste, par exemple en prenant un BTS, et non un bachelor ».
Des doutes sur la volonté politique sur l’apprentissage
Un « décalage » entre la volonté affichée et les mesures prises
« Quand la ministre ou le Premier ministre déclare soutenir l’apprentissage, ce qu’on voit sur le terrain, c’est exactement l’inverse. On a une suspicion permanente vis-à-vis des CFA, comme s’il fallait encore renforcer les contrôles, ajouter de la réglementation, sans cesse », déclare Philippe Grassaud.
« À un moment donné, on décide que les entreprises profitent trop de l’apprentissage, que le supérieur coûte trop cher, et on lance une loi brutale, sans preuve, sans données. Il n’y a aucun fondement documenté derrière tout cela. »
Il dénonce « une politique de l’opinion, au service d’une logique budgétaire de réduction des dépenses, même si cette réforme n’a ni queue ni tête ».
Révision des NPEC en 2026 : « des choses intéressantes » (P. Grassaud)
Philippe Grassaud réagit sur la réforme des NPEC prévue pour 2026, qui inclut la fixation d’un NPEC unique par certification couplée à une logique de regroupement de certifications : « dans la révision des NPEC, il y a des choses intéressantes, comme le bouquet de certifications, que nous avons nous-mêmes demandé. Ce sont des avancées utiles. Mais sur le fond, si l’objectif est encore de raboter les NPEC, alors nous disons non ».
« Sur les quatre dernières années, environ 1 Md€ a été retiré des NPEC. C’est colossal. On ne peut pas continuer à réduire les financements, surtout quand, en parallèle, on augmente les obligations réglementaires des CFA. »
Réguler par la qualité
« Avec cette réforme, on va peut-être éliminer des petits OF qui étaient là avant la réforme, qui aidaient également des apprentis et des entreprises à faire en sorte de valoriser l’alternance… Sauf qu’aujourd’hui, ils se trouvent complètement étranglés par cette complexité administrative », ajoute Nizarr Bourchada.
Il plaide pour des mesures alternatives, comme :
- « une minoration des NPEC sur les CFA qui refusent de prendre des jeunes issus des QPV ;
- une minoration des NPEC sur les CFA qui n’atteignent pas un taux d’accompagnement de boursiers ;
- une mesure sur la qualité, de minoration des NPEC des CFA qui ne sont pas au niveau attendu, sur les taux de réussite ou les taux d’insertion ».
Comment le groupe Igensia Education s’adapte aux mesures sur l’apprentissage
« Aujourd’hui, Igensia Education, c’est 15 000 étudiants tous formats confondus. En alternance, on est entre 8 000 et 9 000 apprentis formés chaque année », déclare Nizarr Bourchada, DGA du groupe.
« Notre position, c’est que malgré la charge administrative, malgré cette complexité qui nous tombe dessus, on continuera à être plus agile, plus transparent, mieux outillés. Même si les jeunes disent : “Il y a moins d’offres aujourd’hui sur le marché”, nous avons fait le pari de l’IA, pour faire du matching plus fluide, plus rapide. »
Il espère que cela permettra à Igensia Education de « maintenir également le niveau de qualité pédagogique, auquel on ne veut pas renoncer, même si les financements baissent. On sait que le Gouvernement a déjà annoncé un Qualiopi + pour janvier 2026. Nous avons plutôt tendance à rehausser nos normes qualité et nos process internes, plutôt que de les baisser ».