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Prospective : y aura-t-il encore des entreprises demain ? (Hubert Landier)

News Tank RH - Paris - Analyse n°186538 - Publié le 24/06/2020 à 09:30
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Hubert Landier -

Beaucoup de ceux et de celles qui s’imaginaient que le monde, dans l’après Covid, serait nécessairement très différent de ce qu’il était avant auront été déçus, qu’il s’agisse d’infirmières soucieuses de reconnaissance ou de collapsologues pressés d’en finir avec les formes de développement  génératrices de CO2.

Et pourtant la longue durée du confinement aura été l’occasion d’une maturation et de réflexions en ce qui concerne le rôle de l’État, l’organisation des entreprises et les orientations à promouvoir en ce qui concerne la politique économique et sociale. Deux incertitudes se font jour ainsi : l’une porte sur l’organisation même de l’entreprise, l’autre sur les contradictions qui apparaissent entre priorités à court terme et priorités à long terme.  

Une analyse de Hubert Landier Secrétaire général @ Association Condorcet pour l’innovation managériale • Membre du bureau @ Institut Erasme • Professeur émérite @ Académie du travail et des relations sociales de la fédération de… .


Travail : la fin de l’unité de temps et d’espace

Le confinement a obligé les entreprises à pratiquer le télétravail partout où c’était possible. Il ne s’agit plus d’une libéralité chichement dispensée à un nombre limité d’heureux bénéficiaires, mais d’une contrainte qui s’est imposée à elles comme aux salariés compte tenu des circonstances.

L’unité de temps, de lieu et d’action de l’entreprise traditionnelle se trouve ainsi compromise :

  • L’unité de temps avait déjà été mise à mal par la pratique des « horaires libres » et le développement des « horaires atypiques » ;
  • Le télétravail, jusqu’alors limité aux salariés itinérants, se trouve désormais élargi à des fonctions typiquement sédentaires, les « emplois de bureau » ;
  • Reste l’unité d’action, qui en vient ainsi à constituer le seul facteur de cohésion et d’unité de l’entreprise, mais qui est loin d’aller de soi.

Les enquêtes d’opinion et les audits, en effet, montrent bien que celle-ci est souvent fragile. Nombre de salariés se montrent désengagés, soit qu’ils ne voient pas bien le lien entre le travail qui leur est prescrit et la finalité de l’entreprise, soit qu’ils soient indifférents à celle-ci, soit qu’ils aient une image négative des pratiques de ses dirigeants, soit que leur travail présente avant tout un caractère alimentaire, mal considéré ou dépourvu de sens et d’intérêt.

Ceux des salariés auxquels a aujourd’hui été imposé le télétravail, qu’ils en aient été ou non demandeurs, vont pour beaucoup d’entre eux développer leur capacité d’autonomie, voire leur outillage informatique personnel, ceci au point d’apprendre à se passer des directives qui semblaient aller de soi et d’un manager chargé de leur dire à tout instant ce qu’il faut faire ; ils se transformeront ainsi imperceptiblement en prestataires de services.

Certes, cette prestation de service, fondée sur l’obligation de résultats, et non plus sur une obligation de moyens, conserve aujourd’hui encore le statut de travail salarié avec les droits correspondants.

Cette situation est toutefois susceptible d’évoluer :

  • Certaines entreprises préféreront, pour des raisons de coût, faire appel à des travailleurs indépendants, conformément au principe de l’« uberisation » ;
  • Certains télétravailleurs en viendront à considérer l’entreprise comme un client et, s’ils le peuvent, à en accepter d’autres, voire à sous-traiter tout ou partie de leur travail à quelqu’un d’autre.

Il convient donc de s’attendre à une évolution très importante sur plusieurs plans différents :

  • Sur le plan juridique, le droit du travail issu de la société industrielle demandera à être complètement remodelé et à laisser place à un « droit de l’activité » intégrant les nouvelles formes de collaboration entre télétravailleur et donneur d’ouvrage ;
  • L’organisation hiérarchique traditionnelle de l’entreprise risque de se trouver bouleversée, le manager cessant clairement d’être là pour ordonner, contrôler et sanctionner dans un contexte demeuré profondément taylorien (quoi qu’on dise) et consistant désormais à confier le travail à faire ou le projet à mener à bien, soit à un télétravailleur isolé, soit à un collectif plus ou moins autogéré, son rôle se limitant ensuite à passer ramasser la copie au moment prescrit;
  • L’isolement initial du télétravailleur aura pour effet de l’amener à développer de nouvelles formes de coopération en réseau, internes, mais de plus en plus externes à l’entreprise ; parallèlement se développeront les services directement rendus aux télétravailleurs en termes d’organisation, de formation et d’hygiène mentale.

C’est donc le modèle de l’entreprise issu de la révolution industrielle qui se trouve ainsi bouleversé et qui devra laisser place à une entité qui ne sera plus celle que nous avons connue. 

Les signaux faibles annonciateurs d’un changement de grille

La période du confinement a par ailleurs été l’occasion de réflexions sur ce que devrait être l’avenir. L’existence des risques environnementaux s’est trouvée confirmée, donnant davantage de crédit encore au discours en faveur d’une inflexion des activités productives dans le sens d’une économie décarbonée.

Une telle évolution aurait évidemment pour effet de remettre en cause l’existence d’activités fortement polluantes, soit directement, soit indirectement, par l’usage qui est fait de ce qu’elles produisent.

Cette exigence d’un développement écologiquement vertueux, qui relève d’une vision à moyen et long terme, entre toutefois en contradiction avec la nécessité de remettre au travail leurs salariés afin d’éviter une augmentation du chômage qui serait insupportable politiquement, socialement et financièrement. D’où les aides massives accordées par l’État, notamment, à l’industrie automobile et à l’industrie aéronautique, le risque étant de remettre à plus tard toute exigence en matière environnementale.

Ce dilemme dissimule un problème plus profond. Nous voyons bien que le fonctionnement de la société thermo-industrielle, est devenu incompatible avec le système global que constitue la planète Terre. Chacun d’entre nous voit bien que l’environnement se dégrade, que le climat se réchauffe et que ni la technique, ni les hommes et femmes qui ont pour profession de faire de la politique, ne répondent vraiment, que ce soit à nos attentes ou aux problèmes  dont nous avons pris conscience.

La crise de la Covid 19 aura été de ce point de vue éclairante. Certes, le monde qui lui succède n’est guère différent en apparence de celui qui le précédait. Personnel politique et administratif, dirigeants d’entreprises, financiers et journalistes continuent à faire leur travail as usual, beaucoup d’entre eux espérant un retour au statu quo ante, parce qu’il est pour eux le seul état concevable ou parce qu’ils y ont intérêt. Mais ne n’est pas pour autant pourtant que rien n’a changé.

Ce qui a changé, c’est que la population mondiale dans son entier a assisté à une débâcle du savoir scientifique d’une part, à celle des politiciens d’autre part. Ni les chercheurs, aussi prestigieux soient-ils et aussi renommées soient les institutions dont ils se réclament (académies, centres de recherche, labos universitaires, etc.), ni le personnel politique (gouvernements, agences publiques spécialisées, etc.) n’auront su prévenir le désastre, même si celui-ci se sera révélé limité par rapport à ceux du passé (peste, choléra et variole). La promesse d’efficacité (voire d’infaillibilité) du progrès, qui donne sa légitimité à l’État d’une part, à la technique d’autre part, aura donc été infirmée par les faits. La critique de l’ordre techno-industriel se trouve donc renforcée. Et celle-ci s’exprime de plusieurs façons différentes.

D’abord sur le plan théorique. Les critiques de l’ordre existant ne portent plus seulement sur la distribution des richesses et du pouvoir au sein même des sociétés humaines et entre elles, mais de plus en plus sur le caractère incompatible entre leur mode de fonctionnement et le monde terrestre Certes, la critique n’est pas nouvelle et il est possible d’en retrouver des traces jusqu’au début du XIXème siècle. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que le risque annoncé ne se situe plus dans un futur indéterminé, mais qu’il apparaît comme certain, et à brève échéance. L’impensable est déjà là. D’autre part, cette critique a cessé de se limiter entre partisans de l’ordre libéral et représentants de ceux qui en subissent les conséquences négatives en termes de répartition des richesses. Elle est désormais transversale par rapport aux options idéologiques et politiques traditionnelles. De même qu’elle s’exprime volontiers en dehors des canaux traditionnels de l’expression publique et de l’action politique.

Cette critique de l’ordre existant se fonde sur une dévalorisation radicale des mots sur lequel il s’appuyait : progrès, technique, lois économiques, etc. Le « progrès humain » a cessé de coïncider avec le progrès technique et avec la croissance économique. Le « progrès technique » a définitivement cessé de paraître infaillible. Les querelles qui opposent les chercheurs les uns aux autres se déroulent désormais sur la place publique. Les déclarations impétueuses des hommes politiques sont immédiatement infirmées par les faits ou par leur incapacité à faire suivre leurs propos par des actes qui confirmeraient leur bien-fondé. L’expression politique au sens large, c’est-à-dire la capacité des communautés humaines à organiser leur existence passe désormais, et de plus en plus, par d’autres canaux. Et la vérité a cessé d’être recherchée dans ce que disent les scientifiques non plus que dans le discours politique officiel, voire dans les médias traditionnels. Les pouvoirs publics ont cessé d’être en prise directe avec les populations qu’ils sont censés représenter. Ils envoient leur police contre les rassemblements de citoyens.

Le vieux débat entre centralisation et décentralisation, entre un ordre vertical centralisé et un ordre horizontal non institutionnalisé, prend ainsi une nouvelle importance. L’ordre vertical se trouve de plus en plus déconnecté de ce qui se passe « sur le terrain ». Bien souvent, il cherche à s’y opposer ou à canaliser les initiatives, ou tout au moins à les circonscrire, dès lors qu’il en a connaissance - sachant qu’il ne peut, bien des fois, faire autrement. Son pouvoir se rétracte au fur et à mesure qu’il se veut plus intrusif. L’application Stopcovid se heurte à la libre décision de chacun des citoyens et toutes les campagnes de promotion n’y pourront rien. Les voyous tétanisent certaines banlieues et les interventions de la police sont à la fois nécessaires et génératrices de nouvelles violences.

Cet effondrement des autorités traditionnelles, que cherche à masquer le discours rassurant qu’elles prodiguent volontiers, ne semble pas porteur d’avenir, non plus que celui que cherchent à faire entendre les représentants de l’ordre techno-industriel et financier. C’est ailleurs qu’il convient de rechercher les signaux faibles de ce que pourrait être le monde de demain. Ces signaux faibles, ce sont les multiples initiatives, de toutes sortes, associatives, entrepreneuriales, qui, se détournant des discours venus d’en haut sur la « croissance verte » ou le « développement durable », se projettent d’ores et déjà au-delà de l’ordre techno-thermo-industriel.

Voilà comment pourrait se dessiner, sur le moyen et le long terme, le passage d’une ère à une autre, tout comme l’ère représentée par le Moyen Âge européen laissa place à ce que, ex post, nous appelons aujourd’hui la Renaissance.

Hubert Landier


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Parcours

Association Condorcet pour l’innovation managériale
Secrétaire général
Institut Erasme
Membre du bureau
Académie du travail et des relations sociales de la fédération de Russie
Professeur émérite
Institut international de l’audit
Vice-président
Propedia Groupe IGS
Professeur associé

Établissement & diplôme

Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne / IAE Paris
Docteur en sciences économiques

Fiche n° 31486, créée le 23/06/2018 à 15:53 - MàJ le 23/04/2019 à 17:29